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Désirer la violence : quand le cinéma érotise la domination masculine

Désirer la violence
Sommaire

Attention : cet article sur le livre Désirer la violence contient des récits de violences sexistes et sexuelles.

Et si James Bond n’était pas un héros, mais un agresseur sexuel ? Et si ces fameux « grands baisers » de cinéma n’étaient, en réalité, que des agressions à l’écran ? Et si ces scènes de sexe torrides cachaient parfois des viols qui ne disent pas leur nom ? Le cinéma regorge de ces images — pas besoin de conditionnel : on baigne dedans. Dans la vie réelle, personne ne souhaite — jamais — être agressé. Pourtant, force est de constater que beaucoup de scénarios de séduction, surtout hétérosexuelle, tournent autour de fantasmes où l’on apprend à désirer la violence.

On retrouve cette mécanique : une femme plaquée contre un mur, des « non » qui voudraient dire « oui », des gifles distribuées au nom de l’amour, des rapports jamais vraiment consentis, des hommes sombres, toxiques, parfois carrément psychopathes mais glamourisés, rendus désirables. Après coup, on réalise que ces baisers volés à l’écran sont souvent des baisers forcés. L’intensité naît du conflit, de la tension, de la domination : une manière de désirer la violence sans jamais la nommer pour ce qu’elle est.

Nos imaginaires collectifs sont façonnés par une pop culture qui minimise, efface, ou romantise ces violences. Elles sont rarement nommées, encore moins dénoncées : au contraire, elles sont intégrées comme ingrédient incontournable de la passion. On nous apprend ainsi, insidieusement, à désirer la violence au cœur même de l’amour.

Ce phénomène a été brillamment décortiqué dans Désirer la violence par la journaliste Chloé Thibaud, qui analyse comment, depuis des décennies, le cinéma, la publicité ou les séries construisent une véritable culture du viol, en dictant ce qu’il faudrait désirer pour vivre une « grande histoire ».

Ce propos n’a rien d’un appel à censurer quoi que ce soit. Il s’agit simplement d’ouvrir les yeux sur les rapports de domination qui irriguent la pop culture, sur les messages qu’elle véhicule et sur l’impact direct qu’ils ont sur nos fantasmes et notre façon de désirer la violence — parfois sans même le savoir.

L’enjeu n’est pas de vous dire quoi voir ou ne pas voir. L’enjeu, c’est de questionner ces récits, de repérer les biais qu’ils véhiculent et de réfléchir à la manière dont on produit encore aujourd’hui des contenus audiovisuels. Tout cela pour mieux déconstruire la culture du viol — et, plus largement, la culture de la domination et de la violence dans nos relations amoureuses.

Alors aujourd’hui, posons-nous ensemble une question simple : pourquoi, à travers la pop culture, avons-nous tant appris à désirer la violence dans nos histoires de séduction ?

Source de cet article de la Féministhèque : Désirer la violence : ce(eux) que la pop culture nous apprend à aimer par Blast.

Pourquoi Chloé Thibaud a-t-elle voulu écrire ce livre ?

Journaliste indépendante, spécialisée dans la culture et la société, Chloé Thibaud publie son cinquième ouvrage intitulé Désirer la violence (Ceux que la pop culture nous apprend à aimer) aux éditions Les Insolentes.

Ce projet d’écriture est né d’un questionnement très intime. Depuis plusieurs années, Chloé Thibaud, aujourd’hui trentenaire, s’interroge sur ses choix amoureux et le fait d’avoir souvent attiré, et été attirée par, des hommes violents ou toxiques. Derrière ce constat, elle reconnaît un long parcours thérapeutique, encore en cours, mais surtout une passion ancienne pour le cinéma et la pop culture. Très vite, elle a compris que tous les films et séries qui l’ont accompagnée ont contribué, d’une certaine façon, à forger cette propension à désirer la violence, à confondre intensité et domination.

Elle insiste pourtant sur un point essentiel : jamais elle n’affirme que tout est la faute du cinéma. Son propos souligne plutôt une contribution : la pop culture n’explique pas tout, mais elle joue un rôle dans la banalisation de certains rapports de pouvoir. À force de voir des baisers volés, des femmes plaquées contre des murs, des « non » interprétés comme des « oui », chacun apprend à normaliser des gestes de domination et, parfois, à désirer la violence sans la nommer.

Chloé Thibaud rappelle qu’il ne s’agit pas de censurer des œuvres ni de dicter ce qu’il faut regarder ou non. Son intention est d’inviter à ouvrir les yeux sur la charge politique de ces récits, sur les messages qu’ils transmettent, et sur leur pouvoir de modeler des fantasmes.

Pour elle, prendre conscience de ce conditionnement pour désirer la violence est déjà un pas pour déconstruire ces schémas et repenser la manière dont l’amour et la sexualité sont racontés, montrés et désirés.

L'importance du consentement

Dans son livre, Chloé Thibaud cite une étude australienne menée en 2022 qui illustre parfaitement le lien entre ce que chacun voit au cinéma et la manière dont cela influence les comportements dans la vie réelle. Bien sûr, voir un meurtre à l’écran ne transforme pas automatiquement quelqu’un en criminel — tout le monde sait que c’est interdit et que la fiction peut avoir un effet cathartique.

Mais ce que révèle cette étude, de grande ampleur et très récente, est plus inquiétant : trois hommes sur cinq en Australie ne sont pas capables de distinguer une scène de sexe consentie d’une scène qui ne l’est pas. Pour Chloé Thibaud, ce constat dit beaucoup de la manière dont la pop culture façonne l’imaginaire collectif et apprend parfois à désirer la violence, y compris là où elle devrait être nommée pour ce qu’elle est : une agression sexuelle, un viol.

Elle insiste alors sur l’importance de rappeler ce qu’est le consentement. Dans Désirer la violence, elle en donne une définition claire et détaillée : le consentement, c’est s’assurer que son ou sa partenaire est pleinement d’accord avec ce qui va se passer.

Elle rappelle cinq points essentiels :

  • Le consentement doit être enthousiaste : l’accord doit être explicite et clairement exprimé, de préférence verbalement.

  • Il doit être libre et éclairé : si la personne est sous l’emprise de l’alcool ou de drogues, elle n’est pas en capacité de consentir — dans ce cas, on respecte et on s’abstient.

  • Il doit être spécifique : dire oui à un baiser ne veut pas dire oui à tout. Dire oui à une pratique sexuelle ne veut pas dire oui à toutes les autres.

  • Il doit être réversible : à tout moment, la personne peut changer d’avis, même après avoir dit oui, même au milieu de l’acte. Un oui n’est jamais gravé pour toujours.

  • Enfin, le consentement doit être informé : chacun doit connaître les risques liés au rapport sexuel envisagé. Par exemple, si une personne exige un préservatif, elle ne consent pas à un rapport non protégé.

Ces rappels essentiels servent de cadre pour tout le reste du livre. Chloé Thibaud démontre comment une grande partie du cinéma avec lequel beaucoup ont grandi a contribué à brouiller ces limites. À l’écran, trop de scènes érotisent le refus, glorifient l’insistance, romancent l’absence de consentement. Et tout cela, au fil du temps, a appris à beaucoup — hommes et femmes — à désirer la violence, à confondre l’abus avec la passion.

C’est ce mécanisme qu’elle invite à déconstruire, pour que chacun puisse mieux reconnaître ce qui relève du fantasme toxique et ce qui appartient réellement au désir librement partagé.

Quel est le rôle du cinéma dans le fait d’ériger en fantasme suprême des actes de non-consentement ?

Pour Chloé Thibaud, tout son livre Désirer la violence repose sur cette idée centrale : le cinéma, comme la publicité ou d’autres formes de pop culture, participe pleinement à ce qu’elle nomme la « culture du viol ». Elle préfère même parler de pop culture du viol, tant elle estime que la fiction a nourri depuis des décennies un imaginaire collectif qui banalise certaines violences, les rend séduisantes et pousse, sans le dire, à désirer la violence.

Elle rappelle qu’on entend heureusement de plus en plus parler de la notion de continuum des violences. Autrement dit, les violences les plus extrêmes — viols, féminicides — ne surgissent pas par hasard : elles trouvent un terreau dans l’acceptation sociale de violences dites « moindres », tolérées, banalisées, minimisées. Pour Chloé Thibaud, ces violences débutent parfois dès les prémices de la séduction : pressions psychologiques, emprises économiques, agressions sexuelles déguisées en baisers volés. Elle les nomme violences amoureuses — un spectre très large, que le cinéma contribue à rendre acceptable, voire désirable.

Elle le rappelle pourtant clairement : son propos ne vise pas à désigner le cinéma comme unique coupable de son propre rapport à désirer la violence ou à justifier certains choix amoureux. Elle sait parfaitement faire la différence entre la fiction et la réalité — contrairement à ce que certains lui reprochent depuis la sortie du livre. Ce qu’elle veut, à travers Désirer la violence, c’est surtout donner des outils pour reconnaître ce que la culture du viol fait peser sur les imaginaires : car le problème n’est pas seulement de représenter la violence à l’écran, mais de la présenter comme sexy, passionnelle, romantique — jamais comme une agression.

Elle prend pour exemple le fameux baiser volé, principe narratif omniprésent dans un nombre incalculable de comédies romantiques que beaucoup de femmes consomment dès l’enfance. Ces baisers volés — qu’il vaudrait mieux appeler baisers forcés, voire agressions sexuelles — existent sous deux formes récurrentes.

Le premier est le shut up kiss : deux personnages se disputent ou discutent vivement, et soudain, sans prévenir, l’un — souvent l’homme — interrompt la conversation par un baiser imposé. Dans la logique du film, la femme en rêvait depuis le début : tout est normalisé, aucun malaise, pas de violence. Pourtant, dans la réalité, ce geste non consenti serait vécu comme une intrusion, une agression.

Source code, 2011

Le second est le take that kiss, un grand classique du scénario enemy to lover. Les deux protagonistes sont ennemis, se battent parfois même physiquement (James Bond en est un exemple emblématique), et au cœur de ce conflit, surgit le baiser de force. La femme se débat quelques secondes avant de céder complètement. Là encore, le cinéma propose d’y voir une tension sexuelle irrésistible — une manière de désirer la violence sans la nommer.

James bond, Goldfinger, 1964

Des exemples pour illustrer la manière dont le cinéma façonne le désir autour du non-consentement

Chloé Thibaud s’appuie sur des exemples concrets et marquants pour montrer comment la fiction apprend à désirer la violence. Pour elle, ces scènes, appelées tropes — motifs scénaristiques récurrents — sont si répandues qu’elles finissent par passer pour anodines. Elle cite notamment le site TV Tropes, une sorte d’encyclopédie vivante des ressorts narratifs, où l’on trouve des centaines de variations autour des baisers forcés ou non consentis.

Indiana Jones et le Temple maudit, 1984

Dans  Indiana Jones Le Temple Maudit, une scène culte montre le héros rattraper de force une femme avec un lasso, comme du bétail, alors qu’elle vient de lui dire qu’elle ne voulait plus le suivre. Là encore, le geste de contrainte est transformé en preuve de virilité irrésistible et nous amène à désirer la violence.

Star Wars, épisode V : L'Empire contre-attaque, 1980

Elle cite aussi Star Wars, où Han Solo embrasse la princesse Leia contre un mur, alors qu’elle proteste et lui dit vouloir un homme « bien ». La réplique joue sur l’ambiguïté : elle réclame de la douceur, il répond qu’il lui faut un « vaurien » comme lui. Cette scène, souvent perçue comme un moment culte et romantique, véhicule pourtant ce même message : le désir naît du conflit, du rapport de force — et donc d’une manière de désirer la violence.

Chloé Thibaud souligne que ces scènes ne sont pas isolées ni marginales. Elles traversent toute l’histoire de la pop culture et créent un imaginaire où les femmes apparaissent comme des territoires à conquérir. Ce regard, qualifié de male gaze par de nombreuses théories féministes, a façonné plusieurs générations de spectatrices et de spectateurs. Or, les femmes elles-mêmes finissent par s’identifier à ces héroïnes, jusqu’à intégrer qu’elles doivent elles aussi désirer la violence pour qu’une scène d’amour paraisse « intense ».

Elle évoque aussi un film plus contemporain : L’Auberge espagnole. Dans cette comédie devenue culte, une scène montre Xavier (Romain Duris) embrassant Anne-Sophie (Judith Godrèche) alors qu’elle ne cesse de dire non. La scène est explicite : elle le repousse, il insiste, la maintient. Plus tard, le personnage raconte fièrement cet épisode à une amie en disant que c’était « comme dans les films » : un non qui devient un oui grâce à l’insistance virile. Pire encore, la meilleure amie du héros, Isabelle (Cécile de France), l’encourage à « insister » et à se montrer plus « sauvage », comme si pour séduire, il fallait apprendre à désirer la violence et à la pratiquer.

L'Auberge espagnole, 2002

Discerner la violence dans les oeuvres culturelles

Dans Désirer la violence, la journaliste montre que tout cela commence très tôt, parfois dans des œuvres que personne ne soupçonnerait.

Ratatouille, 2007

Elle cite par exemple Ratatouille, ce film d’animation que beaucoup jugent inoffensif, mignon et familial. Pourtant, Chloé Thibaud rappelle qu’on y trouve une scène emblématique : le premier baiser entre Alfredo et Colette. Dans cette scène, Alfredo, guidé par le rat, s’approche de Colette pour l’embrasser alors qu’elle n’en a manifestement aucune envie. Pire : elle a peur, recule et sort une bombe au poivre pour se défendre. La situation est donc bien celle d’un rapport de force. Et pourtant, tout est mis en scène comme un moment charmant, comique, « romantique » — une façon de désirer la violence dès le plus jeune âge sans y réfléchir.

Pour elle, le problème ne réside pas seulement dans la représentation de la scène en elle-même, mais dans la manière dont l’imaginaire collectif l’enregistre. La bombe lacrymogène, par exemple, est totalement inutile au scénario : elle ne fait qu’accentuer l’idée qu’une femme qui a peur exagère, qu’elle finit toujours par céder et qu’elle « se trompe » de résister. À la fin, le message implicite est clair : Colette est bien contente d’être embrassée de force.

Blanche-Neige et les Sept Nains, 1937

Chloé Thibaud relie cette scène à un imaginaire beaucoup plus ancien. Elle rappelle que des classiques comme Blanche-Neige ou La Belle au bois dormant ont eux aussi contribué à naturaliser l’idée qu’une femme peut être embrassée sans qu’elle ne donne son accord — voire sans qu’elle soit consciente. Bien sûr, on lui oppose souvent que ces contes appartiennent à un autre temps. Mais l’exemple de Ratatouille montre que ces schémas se prolongent encore au XXIᵉ siècle, sous des formes plus subtiles.

Elle souligne que, dans ces récits, le consentement n’est tout simplement jamais un sujet. Les héroïnes finissent toujours par céder, même quand elles disent non ou qu’elles dorment. Le message implicite reste le même : les femmes ont toujours envie, même quand elles refusent. C’est ainsi que la fiction continue d’apprendre à désirer la violence, en faisant passer des signaux contradictoires dans l’imaginaire des plus jeunes.

Chloé Thibaud insiste : le but n’est pas de diaboliser ces films ni de retirer tout plaisir à les regarder. Mais il devient essentiel, selon elle, de comprendre ce que ces images installent dans l’inconscient collectif. Car une scène de baiser arraché dans une ruelle sombre, montrée comme mignonne et inoffensive, dit beaucoup aux enfants : elle raconte qu’une femme effrayée exagère — et qu’au fond, elle finira par aimer qu’on la force un peu. Et c’est exactement ce schéma qui, plus tard, peut amener à confondre passion et emprise, intensité et contrainte — autrement dit, à désirer la violence.

Basic Instinct, 1992

Elle évoque notamment Basic Instinct. Dans l’imaginaire collectif, ce film reste avant tout associé à la scène culte de Sharon Stone, jambes croisées au commissariat. Pourtant, derrière cette image devenue icône pop, Chloé Thibaud attire l’attention sur une autre scène, bien plus grave, qui a été quasiment effacée des mémoires : une scène de viol qu’on continue pourtant à qualifier, à tort, de scène de sexe.

Dans cette scène, l’enquêteur principal contraint son ex-compagne. Au départ, la situation paraît ambiguë : on pourrait croire qu’elle hésite, qu’elle pourrait « avoir envie ». Mais la scène bascule rapidement : il la plaque contre un mur, l’immobilise, et elle résiste clairement. Ce n’est plus une tension érotique, mais un viol explicite. Ce qui rend cette scène encore plus dérangeante, c’est ce qu’elle montre après : la victime, Élizabeth, tente de verbaliser le viol.

Elle lui dit : « Tu ne me faisais pas l’amour. » Il répond par une pirouette, « Ah bon, à qui je faisais l’amour alors ? », comme s’il ne comprenait pas. Elle insiste, mais lui coupe court, s’allume une cigarette, et la scène est balayée comme un simple détail. Pendant tout le film, le sous-titrage et la mise en scène continuent de présenter ces moments comme « érotiques », illustrant encore une fois comment la pop culture enseigne à désirer la violence en la déguisant en passion sulfureuse.

Cinquante Nuances de Grey, 2015

Chloé Thibaud souligne qu’on pourrait croire que ces images appartiennent à une autre époque. Mais la logique se prolonge dans des productions récentes. Elle cite Fifty Shades of Grey, qu’elle considère comme un exemple flagrant de pop culture du viol. Dans ce film mondialement diffusé, l’héroïne entre dans une relation de domination où son consentement est systématiquement brouillé. À de nombreux moments, elle est réticente, mal à l’aise, mais le scénario érotise ses hésitations et transforme la contrainte en intensité amoureuse. Là encore, le spectateur est invité à désirer la violence, à confondre emprise et passion, soumission et romantisme.

Pour Chloé Thibaud, tout cela prouve à quel point ces images contribuent à la culture du viol. Non seulement elles ne qualifient jamais la violence pour ce qu’elle est, mais elles la déguisent en objet de fantasme. Et pour celles et ceux qui grandissent avec ces récits, elles contribuent à apprendre que l’amour intense serait toujours un peu une conquête forcée — une manière d’aimer qui revient, encore et encore, à désirer la violence.

365 Dni, 2020

Pour Chloé Thibaud, 365 Days est un exemple frappant de la manière dont la pop culture actuelle continue de glorifier la domination masculine et de pousser à désirer la violence, même dans les années 2020. Si le film est moins connu du grand public français, il a pourtant rencontré un immense succès mondial sur Netflix, au même moment où la plateforme diffusait Sex Education, une série encensée pour son approche positive du consentement et de l’éducation sexuelle.

Ce contraste dit tout sur le fait de désirer la violence : pendant qu’une partie du public célébrait un progrès nécessaire, une autre se ruait sur une fiction qui repose entièrement sur l’érotisation d’un viol et de la séquestration.

Dans 365 Days, Massimo, jeune et riche mafieux italien, enlève une femme qu’il ne connaît pas — simplement parce qu’il la trouve belle. Il la retient prisonnière dans un décor de rêve et lui laisse « généreusement » 365 jours pour tomber amoureuse de lui. Officiellement, Massimo prétend qu’il ne la forcera jamais à rien. Mais tout, dans le scénario, contredit cette promesse : multiples attouchements sans consentement, pressions psychologiques constantes, menaces voilées… et une mise en scène qui présente ces violences comme sulfureuses et excitantes.

Chloé Thibaud rappelle que, dans une situation de séquestration, le consentement est, par définition, impossible. Pourtant, la scène sous la douche — où Massimo lui souffle « Je ne suis pas le monstre que tu imagines » — est construite pour semer le doute et rendre la situation ambiguë. Pour elle, tout l’enjeu est là : Massimo n’a rien du « monstre » qu’on attendrait dans un récit de viol. Il est jeune, beau, puissant, riche — tout est fait pour qu’il soit désirable. C’est précisément ce qui banalise la violence.

Parce qu’il est séduisant, le spectateur est invité à désirer la violence, à confondre kidnapping et passion, contrainte et intensité sexuelle.

Et là vous donnez des chiffres

Dans Désirer la violence, Chloé Thibaud s’appuie aussi sur des chiffres récents pour rappeler que le déni autour du consentement n’est pas une exception mais bien un reflet de croyances toujours très ancrées. Elle cite notamment une enquête Ipsos de 2019 qui révèle des données inquiétantes :

  • 17 % des Français, hommes et femmes confondus, considèrent que « non » peut vouloir dire « oui » ;
  • 18 % estiment qu’une femme peut éprouver du plaisir à être réellement forcée ;
  • Et 32 % pensent qu’à l’origine d’un viol, il y a souvent un simple malentendu.

Pour elle, ces chiffres disent tout : alors qu’on identifie sans difficulté qu’un meurtre est un meurtre, beaucoup sont encore incapables de nommer un viol pour ce qu’il est — surtout quand l’agression est présentée dans une fiction ou enveloppée de codes romantiques. C’est exactement ce que confirme aussi l’étude australienne qu’elle cite en ouverture de son livre : trois hommes sur cinq sont incapables de distinguer une scène de sexe consentie d’une scène de viol.

Chloé Thibaud fait un lien direct entre cette incapacité à nommer la violence et la manière dont la pop culture a appris à désirer la violence sans la reconnaître. Pour elle, ce brouillage n’est pas théorique : il produit des conséquences concrètes, visibles jusque dans des affaires judiciaires récentes. Elle cite le procès des viols de Gisèle Pelicot, où elle a entendu, comme beaucoup, des arguments de la défense qui confirment ce malaise collectif : des hommes qui nient avoir violé, qui ne reconnaissent pas la contrainte pour ce qu’elle est, parce qu’ils ont eux-mêmes intériorisé ce mythe d’un « non » qui serait un jeu, une mise en scène de désir, un « oui » déguisé.

À ses yeux, tout cela s’explique par des décennies de récits, de films, de chansons, de séries où l’on apprend qu’aimer fort, c’est souvent forcer un peu — que l’intensité romantique passe par le fait de désirer la violence. Et tant que ce scénario reste au cœur des imaginaires, il sera toujours plus facile de nier une agression réelle, de la maquiller en « malentendu » et d’oublier que le consentement n’est jamais une nuance : c’est un fondement.

Les bads boys 

Dans Désirer la violence, elle interroge aussi la façon dont la pop culture rend désirable un certain type d’homme : le « bad boy ». Un homme souvent décrit comme mystérieux, instable, possessif, manipulateur — voire harceleur — et pourtant présenté comme irrésistible. Pour elle, ces figures masculines, devenues des archétypes, montrent à quel point l’imaginaire collectif a été formé à désirer la violence, non seulement dans l’acte sexuel, mais dans toute la dynamique relationnelle.

Twilight, 2008

Elle prend pour exemple Twilight, œuvre culte pour toute une génération. À première vue, l’histoire paraît inoffensive : un vampire éperdument amoureux d’une lycéenne. Mais dès qu’on regarde le personnage d’Edward Cullen sans le filtre romantique, tout change.

Edward est un harceleur, un stalkeur : il observe Bella pendant son sommeil sans son consentement, la suit partout, ne respecte aucune de ses limites, reste perpétuellement sur le fil de la violence — et représente un danger mortel. Pourtant, il est montré comme un idéal amoureux : sombre, tourmenté, prêt à tout sacrifier. Pour Chloé Thibaud, Twilight est une illustration parfaite de la manière dont la fiction normalise une relation toxique en la présentant comme un amour absolu, poussant les spectatrices à désirer la violence.

Elle rappelle cette scène clé : Bella est sur le point d’être agressée dans une ruelle sombre. Edward surgit au volant de sa voiture, la « sauve » grâce à son pouvoir d’omniscience… mais ce « sauvetage » révèle surtout son emprise : il l’espionnait, la suivait à son insu. Rien de tout cela n’est anodin : le scénario romantise le stalking comme une preuve d’amour et fait désirer la violence.

Ensuite, la scène se poursuit par une démonstration de violence masculine déguisée : Edward conduit à toute vitesse, met Bella en danger, explose de rage. Il lui ordonne de parler pour ne pas perdre le contrôle, menace de retourner « exploser la tête » de ses agresseurs. Au lieu d’apaiser la peur de Bella, il l’enferme dans une nouvelle situation de danger.

N'oublie jamais, 2004

Elle fait le même constat avec N’oublie jamais, autre film culte, notamment chez les jeunes femmes. À l’écran, Ryan Gosling et Rachel McAdams incarnent le couple romantique par excellence.

Mais dès la première rencontre, le scénario installe un rapport de force déguisé en scène « cute » : Noah poursuit Allie sur une fête foraine, la harcèle, et finit par la menacer de se suicider si elle refuse de sortir avec lui.

Ce chantage émotionnel fonctionne : elle cède, il obtient son « oui » sous pression. Le film transforme ensuite cet acte toxique, qui fait désirer la violence, en grande histoire d’amour.

Pour Chloé Thibaud, ces scènes sont un exercice parfait pour mesurer la violence qu’elles véhiculent : il suffit, dit-elle, de remplacer Ryan Gosling par un inconnu qui ne plaît pas, ou par un voisin inquiétant. Dans ce cas, la scène ne ressemble plus à une romance mais à un thriller psychologique. Mais à l’écran, grâce au charisme de l’acteur, tout cela devient une invitation à désirer la violence, à trouver normal qu’un homme obtienne ce qu’il veut par insistance ou chantage.

Ces figures — Edward Cullen, Noah, et tant d’autres — ne sont pas de simples exceptions. Elles incarnent un motif récurrent : l’homme « dangereux mais rédemptible », qui justifie sa brutalité par un amour supposé profond. Ces personnages nourrissent le mythe selon lequel une femme devrait pouvoir sauver un homme « abîmé » par sa seule tendresse. Or, insiste Chloé Thibaud, ce scénario est le terreau d’une culture amoureuse qui confond intensité et emprise, tendresse et contrôle, et apprend, dès l’adolescence, à désirer la violence — et à l’appeler passion.

Gossip Girl, 2007

Elle prend l’exemple emblématique de Chuck Bass, héros de Gossip Girl, série culte qui a marqué des millions de jeunes femmes dans le monde entier et continue de séduire une nouvelle génération via Netflix. Dès le premier épisode, Chuck Bass est présenté comme un jeune homme riche, sombre, charismatique… et parfaitement odieux. Il manipule, ment, tente de violer deux personnages féminins principaux — et pourtant, tout au long de la série, il reste présenté comme attirant.

Il devient même une icône romantique, entourée de « best of » sur les réseaux sociaux, vantant ses moments « cultes ». Pour Chloé Thibaud, c’est précisément ce qu’elle nomme le syndrome Chuck Bass : aimer un personnage qui devrait pourtant faire fuir et désirer la violence.

Elle souligne que l’acteur, Ed Westwick, accusé de violences sexuelles dans la vraie vie, a d’ailleurs façonné son personnage pour accentuer cette aura de danger — voix grave, gestes lents, regard intense — tout pour entretenir ce fantasme du « mauvais garçon » que la fiction a rendu irrésistible.

À ses yeux, Chuck Bass est un archétype dans Désirer la violence : il pourrait être remplacé par Darcy dans Orgueil et Préjugés, par la Bête dans La Belle et la Bête — autant de figures masculines désagréables, méprisantes ou agressives que la fiction transforme en hommes à sauver, à aimer malgré tout. 

Elle décrypte aussi le scénario invisible qui structure ces histoires : ces hommes disent « non » aux héroïnes, les rejettent, les humilient… et c’est précisément ce qui les rend désirables. Ce conditionnement pousse à désirer la violence, à confondre rejet et magnétisme.

Pour Chloé Thibaud, ce phénomène de désirer la violence, dépasse la fiction. Elle rappelle combien les filles et les femmes ont été socialisées à dire « non » quand elles pensaient « oui » — « se faire désirer », « le faire galérer », « ne pas répondre trop vite » — pour créer une tension supposée excitante. Résultat : tout un imaginaire amoureux repose sur le jeu du « non » et du « oui » inversés, ce qui brouille la frontière du consentement et nourrit encore l’idée que le « non » d’une femme cache en fait un désir qu’il faudrait révéler.

Elle cite des scènes anodines à première vue, comme ces héros qui inondent une femme de fleurs au bureau après qu’elle a dit « ne me contacte plus jamais », ou qui orchestrent une déclaration publique gigantesque. Dans la vraie vie, ces comportements relèvent du harcèlement, mais la fiction les vend comme le sommet du romantisme — encore une fois, une invitation à désirer la violence déguisée en grand amour.

Comment se faire larguer en dix leçons, 2003

Elle rappelle que tout cela n’a rien à voir avec un véritable fantasme de viol le fait de désirer la violence : une femme ne veut pas être agressée sexuellement dans la vraie vie. Mais ces récits ont façonné une grammaire de la séduction où le danger, l’obstacle et la violence sont confondus avec l’intensité et la passion. Et face au « bad boy » inaccessible, le « mec gentil » qui dit « oui » tout de suite devient, lui, fade et sans intérêt.

Pour Chloé Thibaud, comprendre cette mécanique de désirer la violence, c’est se donner les moyens de ne plus confondre fiction toxique et désir réel — et de reconnaître combien la pop culture a normalisé, génération après génération, l’idée qu’aimer, c’est aussi, au fond, désirer la violence.

Les gentils

Pretty Woman, 1990

Dans Désirer la violence, Chloé Thibaud souligne un point souvent passé sous silence : même les personnages masculins présentés comme des « gentils » véhiculent, eux aussi, des rapports de pouvoir et de contrôle. Elle démonte ainsi l’argument répété par beaucoup d’hommes — et particulièrement dans les sphères masculinistes ou chez les incels — selon lequel « les femmes n’aiment pas les gentils ». Pour beaucoup, ce discours sert à justifier le choix de devenir un « bad boy » ou à alimenter une rancœur contre les femmes.

Mais, rappelle Chloé Thibaud, le problème est plus subtil : le cinéma ne valorise pas vraiment la gentillesse — il valorise une forme de « faux gentil », souvent déguisé en sauveur, qui perpétue en réalité la domination et pousse encore à désirer la violence.

Elle prend pour exemple Edward Lewis, le personnage incarné par Richard Gere dans Pretty Woman. À première vue, Edward est l’anti-bad boy : calme, élégant, courtois, protecteur. Contrairement aux autres, il ne traite pas Vivian (Julia Roberts) comme un simple objet sexuel : il l’installe à l’hôtel de luxe, lui offre des vêtements, lui parle avec douceur. Pourtant, tout est faussé dès le départ : il la paie pour rester à ses côtés. Même si l’accord n’est pas sexuel au début, le rapport est inégalitaire : il achète du temps, de la compagnie, et, in fine, du pouvoir.

Chloé Thibaud souligne surtout la scène où Edward révèle à son collègue que Vivian est une prostituée. Par cette trahison, il l’expose sciemment à une agression sexuelle : son collègue, croyant avoir un « droit », se rend dans la chambre d’hôtel et tente de violer Vivian.

Ce passage clé montre qu’Edward, sous ses airs de prince charmant, autorise malgré tout la violence — et se positionne ensuite comme sauveur lorsqu’il intervient pour frapper son ami. Là encore, le scénario orchestre une mécanique bien rodée : exposer une femme à un danger, la laisser subir la menace, puis se poser en héros protecteur. Une manière de justifier la violence masculine tout en la rendant désirable — et de faire passer Edward pour un « homme bien ».

Chloé Thibaud rappelle qu’à la fin, tout est maquillé sous le vernis du conte de fées. Edward devient littéralement le prince de Cendrillon, montant chercher Vivian sur son « destrier » (la limousine) pour la sauver « de sa tour ». Mais ce conte moderne enseigne une chose : accepter de traverser l’humiliation, la dépendance et la violence psychologique vaut le coup, puisque, au bout, le « gentil » finit par aimer la « pauvre » héroïne. Là encore, la pop culture incite à désirer la violence sans la nommer : la violence est maquillée en épreuve romantique.

Cette illusion du « mec bien » est d’autant plus puissante qu’elle contribue à renforcer l’idée, déjà ancrée dans l’éducation sentimentale des filles, qu’une relation doit être compliquée, semée d’obstacles et de tests pour avoir de la valeur. Et que l’homme, même quand il semble bon, reste celui qui décide du récit.

Promising Young Woman, 2020

 Chloé Thibaud rappelle que certaines œuvres récentes, comme Promising Young Woman, viennent justement exposer — et retourner — la figure du « faux gentil ». Ce film, qui n’a pas fait l’unanimité dans les milieux féministes, l’a pourtant marquée par la manière dont il met en lumière ces mécanismes de domination ordinaire que la pop culture a longtemps masqués ou rendus séduisants.

L’héroïne, Cassie, décide de venger son amie victime de viol. Pour cela, elle adopte une stratégie radicale : elle fait semblant d’être ivre dans des bars pour attirer ces « gentils garçons » qui, sous couvert de bienveillance, lui proposent de la raccompagner… avant de tenter de profiter de son état. La force du film, selon Chloé Thibaud, est de montrer que ces hommes se vivent sincèrement comme des sauveurs. Ils se convainquent qu’ils « protègent » une femme vulnérable, alors qu’en réalité, ils attendent qu’elle soit trop faible pour pouvoir l’agresser.

Elle souligne à quel point ce retournement est précieux pour démasquer l’une des stratégies les plus toxiques dans la séduction telle qu’elle est racontée par la pop culture : la figure de l’homme « protecteur » qui se sert de l’idée même de protection pour obtenir ce qu’il veut, sans se voir comme violent. Une manière de forcer, sans jamais se penser agresseur.

Chloé Thibaud rappelle aussi que ce scénario de désirer la violence rejoint un motif récurrent : dans la fiction comme dans la réalité, une femme à terre — qu’elle vienne de subir un viol, une rupture ou un deuil — devient un « terrain de chasse » pour ces prétendus sauveurs. On romantise la vulnérabilité féminine, on la met en scène comme une opportunité pour l’homme de s’imposer, tout en se croyant « gentil ».

En montrant que ces hommes « normaux » se croient toujours légitimes, le film rappelle que l’agression n’est pas toujours le fait d’un monstre tapi dans l’ombre — mais bien souvent celui d’un homme « bien », inséré, poli, insoupçonnable… et donc d’autant plus difficile à nommer pour ce qu’il est. Une violence rendue invisible — et qu’on apprend trop souvent à désirer la violence malgré soi.

Érotisation des psychopathes

Dans Désirer la violence, Chloé Thibaud explore aussi un volet glaçant mais central : la manière dont le cinéma et les séries transforment les figures de psychopathes et de tueurs en objets de désir. Pour elle, cet imaginaire façonne directement notre rapport à la fascination pour la violence masculine — jusqu’à apprendre à désirer la violence la plus extrême, déguisée en charme sulfureux.

Hannibal Lecter : Les Origines du mal, 2007

Elle cite plusieurs exemples qui, selon elle, disent tout de cette ambiguïté de désirer la violence : Hannibal Lecter, incarné notamment par Gaspard Ulliel dans Les Origines du mal, est un tueur sadique, cannibale — et pourtant, à l’écran, il devient élégant, cultivé, presque fascinant.

You, 2018

Plus récemment, la série You illustre le même glissement pour désirer la violence : Joe Goldberg, interprété par Penn Badgley — l’acteur que beaucoup ont connu dans Gossip Girl en « gentil garçon » — devient un tueur, stalker et manipulateur… et reste pourtant mis en scène comme profondément désirable.

Extremely Wicked, Shockingly Evil and Vile, 2019

Chloé Thibaud note que ce schéma pour désirer la violence n’est pas anodin : ces « monstres » sont presque toujours incarnés par des acteurs jeunes, séduisants, « visuellement lisses », comme Zac Efron jouant Ted Bundy — serial killer et violeur réel — dans un biopic à succès. Ted Bundy, déjà célèbre pour avoir utilisé son charme pour attirer ses victimes, se voit ainsi rejoué par l’idole Disney de High School Musical — un choix de casting qui ne doit rien au hasard.

Elle s’appuie sur les travaux de la neuroscientifique Aurore Malekaras, qui rappelle que la perception sociale du « prédateur séduisant » a aussi des fondements biologiques. Aux États-Unis, une étude a montré que beaucoup de tueurs en série célèbres partageaient certains traits physiques : mâchoire carrée, allure rassurante, visage jugé séduisant. Dans l’imaginaire collectif, cela nourrit l’idée qu’un homme violent peut rester magnétique, renforçant encore l’envie — inconsciente — d’apprendre à désirer la violence même quand elle porte les traits du pire.

Mais Chloé Thibaud interroge : pourquoi continuer, film après film, série après série, à entretenir cette fascination ? Pourquoi refuser de re-diaboliser ce qui devrait faire peur ? Elle rappelle qu’à l’origine, le vampire, par exemple, est un monstre terrifiant, symbole de danger absolu. Pourtant, au fil des décennies, la figure du vampire est devenue érotique — jusqu’à Edward Cullen (Twilight) ou les frères Salvatore (The Vampire Diaries), qui incarnent une version glamour et romantique de la prédation.

Elle observe cependant une inflexion récente : le retour d’un vampire vraiment monstrueux dans Nosferatu, version 2024, avec Lily-Rose Depp, qui redonne à cette figure son rôle de créature repoussante. Dans ce nouveau récit, la victime ne désire plus le monstre : elle le craint. Pour Chloé Thibaud, cette inversion est précieuse : elle réapprend au spectateur à ressentir du dégoût face à une figure violente — au lieu de l’admirer.

Elle conclut que cette question est au cœur de son livre : pourquoi la pop culture a-t-elle, siècle après siècle, préféré rendre séduisants ceux qui devraient inspirer la peur ? Pourquoi continue-t-on à glorifier l’idée qu’un homme violent, un stalker ou un psychopathe puisse être aimable, réparable, « sauvé par l’amour » ? Et surtout, combien de générations ont ainsi été poussées à désirer la violence, jusqu’à la confondre avec la passion et l’intensité amoureuse ?

La fascination pour les serial killers — mais pas des serial killeuses

Livre Réinventer l'amour, 2021

Dans Désirer la violence, Chloé Thibaud s’appuie notamment sur les travaux de Mona Chollet, qui rappelle dans Réinventer l’amour qu’une part infime mais bien réelle de femmes développe une fascination pour les serial killers ou les grands criminels, au point d’entretenir des correspondances, de tomber amoureuses, voire de se marier avec eux en prison. Cette attirance porte un nom : l’hibristophilie, le fait d’éprouver du désir pour quelqu’un qui a commis des actes violents.

Chloé Thibaud souligne combien ce phénomène dit quelque chose de la manière dont nos sociétés — et particulièrement la pop culture — apprennent à désirer la violence masculine, même sous sa forme la plus extrême. Elle rappelle que, statistiquement, ce schéma est unilatéral : l’inverse est quasi inexistant. Une tueuse en série n’attire pas de « fans amoureux » en prison, ou alors dans des proportions si anecdotiques qu’elles confirment la règle.

Elle relie cela au syndrome Chuck Bass, prolongé dans son livre par ce qu’elle appelle le syndrome de la sauveuse. Pour elle, ce mécanisme profondément intériorisé touche majoritairement les femmes, éduquées dès l’enfance à soigner, réparer, sauver — et, par extension, à penser qu’elles peuvent « guérir » la violence masculine. Ainsi, face à un homme violent, même imaginaire, une part de l’imaginaire féminin active l’idée qu’il existe une exception, un moyen de le changer, de le sauver, de le rendre aimable — et de désirer la violence pour mieux la transformer en amour rédempteur.

Mon petit renne, 2024

À l’inverse, la fiction refuse quasi systématiquement de rendre désirables les femmes violentes ou tueuses. Chloé Thibaud cite Misery ou Mon petit Renne : des personnages féminins harceleuses ou kidnappeuses y sont systématiquement présentées comme effrayantes, dérangées, instables. 

Liaison fatale, 1987

Même dans Liaison fatale, Glenn Close incarne une séductrice au charme ambigu, mais jamais une figure glamour : elle inspire surtout la peur, l’angoisse, la menace. La pop culture applique ici une double règle : quand un homme tue, harcèle ou traque, il peut rester magnétique, fascinant, érotisé — on nous apprend à désirer la violence à travers lui. Quand c’est une femme, elle est automatiquement présentée comme monstrueuse, pathologique, à fuir.

Le regard hétérosexuel

Dans Désirer la violence, Chloé Thibaud consacre une partie essentielle à ce qu’elle nomme le regard hétérosexuel dominant : ce prisme masculin, encore largement présent dans le cinéma, qui ne façonne pas seulement les histoires racontées à l’écran, mais agit aussi sur la manière dont elles sont fabriquées — parfois au prix d’une violence réelle infligée aux actrices. Pour elle, ce lien direct entre l’art et la vie révèle toute l’hypocrisie d’un système qui enseigne à désirer la violence à travers la fiction, tout en l’exerçant, concrètement, derrière la caméra.

Le dernier Tango à Paris, 1972

Elle évoque un exemple emblématique : Le Dernier Tango à Paris. Ce film, réalisé par Bernardo Bertolucci, est souvent cité comme un chef-d’œuvre du cinéma mondial — mais il est aussi devenu, à juste titre, l’un des pires symboles de cette violence exercée au nom du « réalisme artistique ».

Chloé Thibaud rappelle que l’histoire du film, en soi, questionne déjà l’asymétrie de pouvoir : Marlon Brando, bien plus âgé, y joue face à Maria Schneider une relation sexuelle brutale et ambiguë entre deux inconnus. Là encore, elle souligne qu’il n’est pas en soi problématique de représenter des fantasmes complexes ou extrêmes — la fiction peut explorer toutes les zones d’ombre du désir humain. Mais ce qu’elle condamne, c’est la frontière franchie dans la réalité du tournage : la scène de la motte de beurre, où le personnage de Brando sodomise celui de Schneider, n’a pas été annoncée à l’actrice.

Bernardo Bertolucci a reconnu, des années plus tard, avoir délibérément caché la nature exacte de cette scène à Maria Schneider. Son objectif, selon ses propres mots : capturer la rage et l’humiliation réelles de l’actrice, et non « un simple jeu d’actrice ». Autrement dit, il a organisé un viol pour filmer la réaction authentique d’une femme qui, elle, n’avait pas donné son consentement à ce qui se déroulait.

Chloé Thibaud rappelle que Maria Schneider a déclaré plus tard s’être sentie violée devant toute l’équipe technique — un traumatisme qu’elle n’a jamais pu effacer. Même Marlon Brando, pourtant complice malgré lui de la mise en scène, a dit s’être senti manipulé. Pour elle, ce drame dit tout de l’ampleur du problème : quand le cinéma prétend « repousser les limites », il se donne souvent le droit de les franchir sur le corps réel des femmes.

Elle souligne qu’on entend souvent, ces dernières années, l’argument du « séparer l’homme de l’artiste ». Mais le scandale du Dernier Tango à Paris montre à quel point ces « artistes » n’ont jamais séparé l’acte créatif de la domination bien réelle qu’ils exercent. Là encore, le même regard hétérosexuel se répète : celui qui trouve normal d’exiger d’une actrice qu’elle vive une humiliation concrète pour rendre la fiction plus « vraie » — et qui, ce faisant, enseigne au spectateur à désirer la violence, sans jamais interroger ce qu’elle coûte dans la réalité.

Pour Chloé Thibaud, ce n’est pas un détail : ce type d’exemple rappelle que la culture qui nourrit nos imaginaires est aussi bâtie sur une exploitation physique et psychologique des femmes. Et que, pour déconstruire l’érotisation de la domination à l’écran, il faut aussi regarder ce qui se passe derrière la caméra — là où certains, au nom du « génie », continuent de confondre la liberté de création et la légitimation d’une violence bien concrète.

La violence érotisée à l’écran n’est jamais déconnectée de la violence bien réelle

Dans Désirer la violence, Chloé Thibaud souligne que la violence érotisée à l’écran n’est jamais déconnectée de la violence bien réelle qui règne depuis des décennies derrière les caméras. Elle démontre que ce que le public apprend à désirer — la violence — est souvent façonné par des hommes qui l’exercent aussi hors champ, en toute impunité.

Elle cite plusieurs figures emblématiques. Alfred Hitchcock, par exemple, reconnu pour son génie, mais aussi pour avoir manipulé, humilié, et terrorisé certaines de ses actrices, notamment Tippi Hedren, qu’il contrôlait jusque dans sa vie privée.

Chloé Thibaud met aussi en lumière le cas de Quentin Tarantino, qu’elle place comme fil rouge dans son livre : le réalisateur a, à plusieurs reprises, mêlé sa propre violence à ses mises en scène. Dans Kill Bill, ce sont littéralement les mains de Tarantino que l’on voit étrangler Uma Thurman à l’écran.

Mais au-delà du geste symbolique, il y a l’envers du décor : Tarantino a longtemps travaillé main dans la main avec Harvey Weinstein (pour lire l’article sur l’affaire Harvey Weinstein, cliquez ici), producteur prédateur, et savait pertinemment que Uma Thurman, comme Rose McGowan, figuraient parmi ses victimes.

Pour Chloé Thibaud, c’est tout un boys club qui s’est serré les coudes pendant des décennies, imposant à l’écran des histoires de domination masculine qui reflètent — et légitiment — les rapports de pouvoir qu’ils exerçaient eux-mêmes. Ces hommes façonnent l’imaginaire collectif pour apprendre au spectateur à désirer la violence, tout en la reproduisant concrètement sur les corps des actrices.

Les Valseuses, 1974

Elle rappelle aussi que ce n’est pas propre à Hollywood. En France, Gérard Depardieu incarne, selon elle, un exemple frappant de cette continuité entre fiction et réalité. Aujourd’hui accusé par de nombreuses femmes d’agressions sexuelles, Depardieu a joué, au sommet de sa carrière, dans des films où la violence sexuelle est présentée comme un ressort comique ou libertaire.

Les Valseuses, par exemple — un « classique » du cinéma français — met en scène des viols, des agressions sexuelles et même des scènes de pédocriminalité, le tout enrobé dans une légèreté désinvolte qui prétend faire rire.

Chloé Thibaud souligne une scène particulièrement choquante : Patrick Dewaere et Gérard Depardieu reniflant des culottes pour deviner l’âge des adolescentes à qui elles appartiennent. À l’époque, le film est vendu comme une « comédie érotique ». Or, pour elle, rien ne justifie que l’on puisse qualifier d’« érotique » une situation de violence sexuelle — car l’érotisme est incompatible par essence avec la contrainte.

Pour Chloé Thibaud, il est temps de refuser cette fausse séparation entre l’homme et l’artiste. Car le cinéma n’est pas neutre : il diffuse les visions du monde de ceux qui le fabriquent. Et tant que ces visions seront dictées par un regard masculin hétérosexuel qui trouve normal de faire de la violence une matière première de désir, on continuera, collectivement, à confondre fiction et réalité — et à désirer la violence là où il faudrait la nommer, la dénoncer, et la refuser. 

Quelles solutions pour transformer notre rapport au cinéma — sans effacer les œuvres ?

Enseigner une contexte culture

Dans Désirer la violence, Chloé Thibaud insiste : il ne s’agit pas de faire disparaître les films problématiques, ni d’appeler à la cancel culture, mais bien de défendre ce qu’elle nomme une « contexte culture ». Pour elle, refuser d’interroger ces images revient à continuer d’enseigner à désirer la violence sans même en prendre conscience.

La contexte culture, explique-t-elle, consiste à maintenir l’accès aux œuvres, même dérangeantes, mais en y ajoutant un cadre clair. Quand un film comporte des scènes de viol ou de violences sexuelles, il ne peut plus être présenté sans avertissement, ni résumé honnête. Elle évoque l’exemple de l’Australie, où l’idée circule de créer un pictogramme spécifique pour signaler la présence de scènes de sexe non consenti.

Sur Disney+, certains classiques comme Les Aristochats sont déjà précédés d’un carton qui rappelle le contexte raciste de certaines représentations. Pour Chloé Thibaud, cela prouve qu’un simple encart suffit parfois à éviter qu’une image problématique reste invisible ou banalisée.

Revoir les descriptions

De même, elle appelle à revoir les descriptions : il est insupportable, dit-elle, de continuer à classer comme « comédies érotiques » des films qui contiennent des scènes de viol ou de pédocriminalité. Le minimum serait de nommer clairement ces violences — et d’assumer que l’érotisme ne peut pas cohabiter avec la contrainte.

Provoquer un choc salutaire

Elle souligne aussi qu’il est possible de montrer à quel point un film peut changer les imaginaires dans l’autre sens : en provoquant un choc salutaire au lieu d’amener à désirer la violence.

Elle cite par exemple Le Consentement, adapté du livre de Vanessa Springora. Pour toute une génération, ce film a mis en image, de façon glaçante, ce qu’est réellement la pédocriminalité — loin des fantasmes esthétisés. À l’écran, le rapport de domination saute aux yeux, la différence de corps choque. Le malaise provoqué par le film — malgré les critiques légitimes sur certaines scènes jugées trop « esthétiques » — a eu un impact direct, notamment sur les plus jeunes.

Chloé Thibaud évoque la vague de vidéos TikTok où des adolescents se filment avant et après la séance : « Avant : le sourire. Après : le choc, les larmes. » Elle voit dans ces réactions une preuve qu’un film peut inverser le script : montrer la violence telle qu’elle est, au lieu de l’enrober de glamour. Et, ce faisant, désapprendre à désirer la violence pour mieux la reconnaître et la refuser.

Médiation culturelle

Enfin, elle plaide pour que la médiation culturelle devienne un réflexe : que ce soit pour le sexisme, le racisme ou toute autre violence systémique, le rôle des institutions, des enseignants et même des plateformes est de rendre visible ce qui, trop longtemps, a été normalisé. Car pour elle, l’enjeu n’est pas de nous priver de nos classiques, mais de regarder autrement ce qu’ils disent — et surtout ce qu’ils font à nos imaginaires.  

Elle insiste aussi sur l’importance d’accompagner cette prise de conscience par de nouveaux récits qui montrent la réalité de la violence masculine telle qu’elle est : systémique, quotidienne, souvent invisible.

Elle cite La Nuit du 12, film salué par la critique, qui aborde frontalement la mécanique politique et sociale du féminicide un crime de genre dont l’inverse n’existe pas. Chloé Thibaud rappelle que cette œuvre a été l’un des rares films à dire clairement qu’un féminicide n’est jamais un « drame passionnel », mais une mise à mort d’une femme pour ce qu’elle est : une femme.

Elle souligne aussi l’impact de la télévision, qu’elle estime parfois plus courageuse que le cinéma sur ces sujets. Elle salue des initiatives comme la série Sambre, qu’elle considère comme un modèle de ce qu’un média populaire peut produire : diffuser une histoire de viol, puis enchaîner avec un débat, des témoignages, des experts — pour briser le tabou et sortir la violence du silence. Elle souligne que la télévision, plus accessible que le cinéma, touche ainsi un public qui n’irait pas forcément voir un film sur ces questions.

Parmi les œuvres récentes qu’elle cite, Salade Grecque de Cédric Klapisch illustre bien cette évolution. Dans cette série, Klapisch, pourtant réalisateur de L’Auberge Espagnole — qu’elle critique pour une scène de baiser forcé jamais nommée comme tel — fait cette fois un vrai travail de documentation. Entouré de jeunes scénaristes, de femmes, de personnes trans, il choisit de représenter un viol conjugal, une réalité qui concerne l’immense majorité des viols : neuf victimes sur dix connaissent leur agresseur. Pour Chloé Thibaud, ce genre de scénario fait reculer le cliché du viol « à la Irréversible » — un viol brutal, dans une ruelle sombre, par un inconnu — qui contribue encore à rendre invisible la forme la plus courante de cette violence.

Elle évoque aussi I May Destroy You de Michaela Coel, chef-d’œuvre salué dans le monde entier pour avoir montré toute l’ambiguïté des zones grises, des violences intraconjugales, de la culpabilité — une série qui refuse de rendre le viol « spectaculaire » ou « cinématographique » et qui désamorce l’idée qu’on pourrait désirer la violence qu’elle expose.

Conclusion du livre Désirer la violence

Dans Désirer la violence, Chloé Thibaud invite chacun et chacune à ouvrir les yeux sur ce que la pop culture fait à nos imaginaires. Elle rappelle qu’un film, une série ou une chanson ne sont jamais « neutres » : derrière chaque scène, chaque baiser forcé, chaque héros sombre ou prétendument « sauveur », se cache une vision politique du monde qui apprend, souvent sans le dire, à désirer la violence — surtout quand elle est masculine et dirigée contre les femmes.

Pour elle, l’enjeu n’est pas de bannir ces œuvres ni de censurer la fiction, mais de comprendre comment ces récits se fabriquent, qui les raconte et ce qu’ils nous programment à trouver séduisant. Elle appelle à développer une contexte culture, pour ne plus laisser circuler sans débat des histoires qui banalisent le viol, les féminicides, la pédocriminalité ou l’idée qu’aimer, c’est supporter l’humiliation ou la peur.

Ce livre Désirer la violence, préfacé par Lio, n’est pas une injonction à tout brûler, mais une invitation à revoir, à relire, à nommer. Chloé Thibaud ouvre un espace pour relier le visible — ce qui est projeté sur nos écrans — et l’invisible : la façon dont cela structure nos désirs, nos croyances, nos tolérances. Elle propose à chacun et chacune de reprendre la main sur ce qu’il ou elle choisit d’admirer, d’aimer ou de dénoncer.

Enfin, elle rappelle que le débat doit rester vivant et ouvert. Car la force de la pop culture est d’être partout : chacun porte en soi ses propres exemples, ses propres films, ses propres scènes qui ont, parfois sans le savoir, appris à désirer la violence.

Alors, plus qu’un livre, Désirer la violence est une invitation à poursuivre cette réflexion collectivement — et à poser la question qui dérange : que fait-on de tout ce qu’on nous a appris à aimer ?

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