Femmes inspirantes

Du scandale à la victoire, l’histoire de Kathrine Switzer au marathon

Kathrine Switzer
Sommaire

Elle est connue pour avoir défié les règles et marqué l’Histoire d’une foulée audacieuse : la première femme à avoir couru officiellement le marathon de Boston en 1967. Cette image iconique d’un organisateur tentant de l’expulser de la course en plein effort est restée gravée dans les mémoires. Mais derrière ce cliché célèbre, qui est vraiment Kathrine Switzer ?

Était-elle une simple étudiante naïve, tombée dans la course par hasard, ou bien une militante stratégique et passionnée ? En réalité, Kathrine Switzer était bien plus que cela. Elle était une pionnière du sport féminin, une journaliste habile à raconter son combat, et une militante engagée pour l’égalité dans le sport. C’est ce que nous allons voir dans cet article de femmes inspirantes retraçant le parcours de Kathrine Switzer, qui a fait de ses foulées un combat pour toutes les femmes.

Naissance : 5 janvier 1947
Décès : /
Activité : Marathonienne, journaliste et militante féministe
Ambition : permettre aux femmes de courir librement, avec fierté et visibilité
Préjugé : elle n’était qu’une intruse dans un monde d’hommes. En réalité, elle était une sportive déterminée, bien préparée, et prête à faire évoluer les mentalités.

Avant d’aller plus loin, voici la source principale de cet article sur l’histoire de Kathrine Switzer : Kathrine Switzer, le marathon de la liberté, France Culture.

La jeunesse de Kathrine Switzer

Kathrine Switzer n’est pas tombée dans la course par hasard. Dès l’enfance, elle développe un goût prononcé pour l’effort physique. « Mon père nous encourageait beaucoup, mon frère et moi, à faire de l’exercice. On passait des heures à grimper aux arbres ou à jouer à chat. Mais c’était la course à pied que je préférais. » Dès l’âge de 12 ans, Kathrine Switzer comprend que courir la rend plus forte, plus confiante, plus sereine. Et que personne ne pourra jamais lui enlever cette sensation.

À l’entrée au lycée, alors qu’elle rêve de devenir pom-pom girl, son père l’arrête net : « Tu ne veux pas applaudir les autres, tu veux que ce soit toi qu’on applaudisse. Pour ça, il faut pratiquer un sport. » Ce conseil changera la vie de Kathrine Switzer, qui commence à courir 1 mile (1,6 km) chaque jour. Son père mesure la distance avec elle, l’encourage, la soutient.

Très vite, Kathrine Switzer ressent que la course est bien plus qu’un sport. « Courir, ça ne me donnait pas juste la sensation d’être une athlète, je me sentais puissante, libérée. C’était mon arme secrète. » Lorsqu’elle entre au lycée, c’est cette confiance en elle, nourrie par la course, qui lui permet d’affronter les grands couloirs intimidants et les regards des autres. Kathrine Switzer comprend que la transformation est intérieure : ce sport façonne son estime d’elle-même, sa résilience, sa détermination. Elle ne court plus seulement pour son corps, elle court pour son pouvoir.

Mais dans l’Amérique des années 60, il est difficile pour une jeune fille de s’identifier à des figures féminines sportives. Kathrine Switzer se souvient : « Il n’y avait presque pas de modèles. Je me rappelle avoir vu aux JO de 1960 la course du 800 mètres féminin… C’était rare, et les sportives visibles à l’écran étaient souvent caricaturées. » Pour Kathrine Switzer, deux extrêmes dominaient l’imaginaire : la femme athlétique trop virile et la gazelle gracieuse, presque irréelle. Faute de mieux, elle s’identifie à une danseuse étoile, Margot Fonteyn, dont elle admire la rigueur et la beauté du geste. Kathrine Switzer se dit alors qu’elle aussi, elle peut faire de la course à pied quelque chose de beau.

Kathrine Switzer grandit dans un climat où les idées reçues sur le sport féminin sont légion. On prétend que courir abîme le corps des femmes, empêche d’avoir des enfants, les rend moins féminines. « On disait que l’utérus allait se décrocher », se souvient-elle. Mais Kathrine Switzer n’y croit pas. Elle puise son inspiration dans la mythologie, en particulier dans la figure de Diane la chasseresse : « Une femme puissante, libre, agile… pour moi, c’était la preuve que courir et être féminine n’étaient pas incompatibles. » Et puis, ses ancêtres étaient des pionniers, des femmes fortes et courageuses. Ce passé familial donne à Kathrine Switzer une conviction inébranlable : les femmes aussi peuvent être héroïnes de leur propre histoire.

La fascination du marathon

Avant que Kathrine Switzer n’en fasse un terrain de lutte féministe, le marathon portait déjà en lui une dimension mythique. L’histoire commence avec le soldat grec Philippidès, qui aurait couru près de 42 kilomètres pour annoncer la victoire des Grecs contre les Perses à Athènes, en 490 avant J.-C. Ce mythe donne naissance à l’épreuve du marathon lors des premiers Jeux Olympiques modernes en 1896. La distance exacte de 42,195 km, elle, est fixée lors des JO de Londres en 1908 pour une raison plus protocolaire : permettre à la famille royale d’assister confortablement au départ depuis le château de Windsor.

Le marathon n’est pas seulement une course, c’est une méditation en mouvement. Courir cette distance, c’est entrer dans un dialogue profond avec soi-même. Écouter son souffle, ressentir la cadence de ses pas, percevoir le frottement des vêtements sur la peau, les battements du cœur qui s’emballent ou se régulent. Chaque foulée est une invitation à mieux se connaître. On a cette conscience du corps que la course permet de retrouver, dans un monde où tout va vite et où l’on oublie de s’écouter.

Mais le marathon, c’est aussi une épreuve psychologique. Il y a mille manières de l’appréhender : se fixer des temps intermédiaires, visualiser des étapes clés — le passage du 14e kilomètre, le semi-marathon, le mur autour du 35e… Il ne s’agit pas seulement d’endurance physique, mais de ténacité mentaled’introspection. C’est dans ce tête-à-tête avec ses pensées que se joue l’essentiel. Aller au bout, c’est apprendre à revenir à soi, à respirer avec conscience, à dépasser les douleurs et les doutes. C’est là que le marathon devient initiation.

Le marathon s’inscrit dans une histoire bien plus vaste : celle du corps humain comme premier véhicule. Courir, c’est honorer nos ancêtres, ceux qui, bien avant les calèches et les trains, n’avaient pour avancer que leurs jambes. Pendant des millénaires, la course a été notre seul moyen de transport. Aujourd’hui, alors que nous nous en détournons, la course à pied réactive une mémoire biologique, un besoin fondamental. Courir, c’est renouer avec cette part archaïque, puissante, vivante. Une manière de réaffirmer que notre corps est un outil d’action, de liberté, et de transformation.

Pourquoi courir un marathon était impensable pour une femme en 1967 ?

En 1967, quand Kathrine Switzer décide de s’inscrire officiellement au marathon de Boston, rien dans le règlement ne l’en empêche. Mais ce silence réglementaire n’est pas un oubli bienveillant : il repose sur une certitude tacite et sexiste. Courir un marathon pour une femme était tout simplement inconcevable. L’idée même qu’une femme veuille s’y risquer n’entrait pas dans les schémas mentaux dominants.

Ce rejet remonte à une blessure plus ancienne dans l’histoire du sport féminin. Aux Jeux Olympiques de 1928 à Amsterdam, Alice Milliat parvient à faire entrer l’athlétisme féminin au programme avec, entre autres, une épreuve du 800 mètres. Lina Radke, une athlète allemande remporte la course et bat le record du monde en 2:16.9 mais ce sont les signes évidents d’extrême fatigue affichés par les concurrentes suivantes qui font la une des journaux.

« Le 800 mètres féminin se trouva placé au centre de la controverse de 1928. Les administrateurs, les membres du CIO et les médias avaient apparemment décidé une fois pour toutes que les femmes étaient trop fragiles pour courir une distance aussi longue. C’est ce qui explique que les comptes rendus des Jeux de 1928 aient non seulement dénaturé les résultats de cette course, mais que certains ont été jusqu’à en falsifier le déroulement réel à seule fin de justifier le point de vue des opposants. La conséquence malheureuse a été la suppression de cette épreuve du programme olympique jusqu’en 1960. » Anita DeFrantz, vice-présidente du CIO, dans la Revue Olympique de juillet 1997.

Lina Radke, jeux olympiques 1928
Lina Radke, jeux olympiques 1928

Ce deux poids, deux mesures est manifeste. En 1908, à Londres, l’Italien Dorando Pietri s’effondre en franchissant la ligne d’arrivée du marathon. Épuisé, désorienté, soutenu par un officiel, il est pourtant célébré comme un héros, honoré par la Reine Alexandra elle-même. Quand une femme tombe, elle est jugée incapable. Quand un homme tombe, il est glorifié. Ce contraste est au cœur de l’expérience de Kathrine Switzer, qui se heurte à une longue tradition d’inégalités, nourrie par des stéréotypes tenaces et des discours médicaux déguisés en vérités scientifiques.

Autour de Kathrine Switzer, les discours dominants affirment que courir altère le corps féminin : virilisationpilosité excessiveutérus endommagéstérilité potentielle… Autant d’arguments pseudo-médicaux utilisés pour écarter les femmes de l’effort et les maintenir dans un rôle social réduit à leur supposée grâce. Le sport, dans cette perspective, ne pouvait qu’endommager leur féminité, et par extension, leur « valeur » sur le marché du mariage. En 1967, Kathrine Switzer entend encore ces absurdités : que son utérus allait tomber, que son corps allait se couvrir de poils. Et pourtant, elle court.

Mais ce n’est pas seulement une histoire de sport. C’est le reflet d’un contrôle historique du corps des femmes. Pourquoi les femmes n’ont-elles pas eu le droit de voter, de posséder un compte bancaire, ou même, deux siècles plus tôt, pourquoi des hommes ont-ils dû se réunir pour trancher sur la question de leur âme ? Le marathon n’était qu’un terrain de plus dans cette lutte contre la domination masculine. Kathrine Switzer en avait pleinement conscience : courir, c’était s’émanciper, se visibiliser, exister par-delà les injonctions.

Il faut aussi souligner que Kathrine Switzer n’a pas été la toute première femme à courir le marathon de Boston. En 1966Bobbi Gibb, alias « Mlle Geeps », avait déjà accompli l’exploit, sans dossard et sans bruit. Mais Kathrine Switzer, elle, entre dans la course par la grande porte : elle s’inscrit officiellement, sous les initiales K.V. Switzer. Et surtout, un événement va tout changer. Lors de la course, un organisateur furieux tente de l’expulser du peloton. Les photographes capturent l’instant où son compagnon s’interpose pour la protéger. En quelques secondes, Kathrine Switzer devient une icône. Et contrairement à la discrète Bobbi Gibb, Kathrine Switzer est prête à prendre la lumière.

Avec son allure soignée, son énergie, sa passion et sa voix, Kathrine Switzer incarne une nouvelle forme de féminité : assumée, sportive, visible, combative. Là où certains auraient voulu qu’elle s’efface, elle choisit de prendre la parole, d’organiser, de médiatiser, de transmettre. Elle devient l’égérie du mouvement pour l’inclusion des femmes dans le sport d’endurance. Le marathon de Boston 1967 n’a pas simplement changé sa vie : il a modifié le regard porté sur toutes les femmes qui courent, depuis.

La course

Pour Kathrine Switzer, le 19 avril 1967 est un jour charnière. « Sur la ligne de départ du marathon de Boston, j’étais une jeune fille ; en franchissant la ligne d’arrivée, j’étais devenue une femme. » Ce jour-là, la météo est exécrable : neige, vent glacial, température proche de zéro. Tous les coureurs sont emmitouflés, et Kathrine Switzer, arborant son dossard 261, prend place dans le peloton. Autour d’elle, les hommes sont bienveillants. Certains lui disent qu’ils aimeraient que leur femme ou leur petite amie courent aussi. L’ambiance est bonne, presque joyeuse, avant le coup de feu.

Au départ, rien ne laisse présager ce qui va suivre. Kathrine Switzer court avec son entraîneur Arnie Briggs, son petit ami Tom Miller, et des camarades du club de cross. Les encouragements fusent dans les rues, même si quelques spectateurs s’interrompent en l’apercevant, surpris : « J’ai bien vu une fille ? » Cela les fait rire, et Kathrine Switzer continue sa course portée par l’énergie du moment. Mais après seulement trois kilomètres, un camion de presse les rattrape. Un journaliste crie : « Y a une fille ! » et les appareils photo crépitent. Le fait qu’elle porte un dossard officiel fascine : c’est la première fois qu’une femme participe officiellement à cette course mythique.

Puis tout bascule. Un véhicule d’officiels surgit. À son bord : Jock Semple, co-directeur de la course, furieux d’apprendre qu’une femme court avec un dossard. Il bondit du véhicule, court en cuir sur l’asphalte, rattrape Kathrine Switzer et tente de l’expulser physiquement de la course. « Il m’a attrapée, m’a arraché le maillot, hurlait “Dégagez de ma course ! Rendez-moi ce numéro ! » Terrorisée, Kathrine Switzer tente de fuir, il s’agrippe à ses vêtements. Les photographes immortalisent la scène. Son entraîneur crie, impuissant, mais c’est son petit ami, joueur de football, qui donne un violent coup d’épaule à l’organisateur, le projetant au sol.

Dans la confusion, Kathrine Switzer reprend sa course, bouleversée, en larmes, poursuivie par les caméras. Les journalistes la harcèlent : « Qu’essayez-vous de prouver ? Quand allez-vous abandonner ? » Pendant un instant, Kathrine Switzer pense tout arrêter, se cacher, rentrer chez elle. Mais elle se ressaisit. Elle sait que si elle abandonne, elle donnera raison à tous ceux qui pensent que les femmes n’ont pas leur place ici. « Si j’abandonne, tout le monde dira que les femmes n’y arrivent pas. Alors je terminerai, même à genoux s’il le faut. »

Kathrine Switzer continue, soutenue par ses coéquipiers. Le camion de la presse finit par s’éloigner. L’atmosphère se calme, mais reste tendue. Le véhicule des officiels les dépasse, Jock Semple les menace : « Vous allez avoir de gros ennuis ! » Les autres coureurs lui répondent par des grimaces, mais Kathrine Switzer baisse la tête, ignore, continue. Quand enfin les voitures s’éloignent, le silence tombe. Il neige à nouveau. Tout le monde est sonné. Kathrine Switzer, malgré l’image spectaculaire qui circulera — celle de son compagnon protégeant sa place —, vit cette scène comme un moment profondément douloureux.

La photo qui a fait le tour du monde

Sur les images emblématiques du marathon de Boston 1967, on voit Kathrine Switzer entourée de trois hommes : son compagnon Tom Miller, impressionnant avec sa carrure de footballeur américain, John Leonard, coureur de l’équipe de cross de Syracuse, et son entraîneur Arnie Briggs, un peu en retrait. Ensemble, ils forment une équipe soudée, issue de la même université. Sur le côté, une voiture accompagnée d’un camion signale la présence des officiels. Ce jour-là, c’est Will Cloney, pas Jock Semple, qui repère la coureuse : « Y a une fille dans ta course ! », dit-il, stupéfait, remarquant le rouge à lèvres de Kathrine Switzer, qui attire l’attention.

La suite est brutale et immortalisée : Jock Semple surgit, sort du véhicule, et s’élance vers Kathrine Switzer. Sur la photo devenue historique, on le voit l’agripper violemment par le torse, tentant d’arracher son dossard. Tom Miller, à ses côtés, le repousse d’un coup d’épaule magistral qui envoie l’organisateur valser hors du cadre. L’entraîneur crie de toutes ses forces, mais ne figure pas sur le cliché. Kathrine Switzer poursuit, bouleversée, les traits marqués par la peur et la détermination. Cette photo, classée parmi les 100 images qui ont changé le monde, capture bien plus qu’un incident : elle incarne un basculement, un moment de rupture.

Sur le visage de Kathrine Switzer, on lit la panique, mais aussi un foisonnement de pensées : doit-elle continuer ? Fuir ? A-t-elle le droit d’être là ? Gêne-t-elle ? Dérange-t-elle ? Ou au contraire, doit-elle s’affirmer, prouver que sa place est ici, sur cette ligne, dans ce peloton ? Elle décide de poursuivre. « Cette expérience m’a fait comprendre que je devais terminer la course. Je devais être responsable de mes actes. Je devais prouver que les femmes avaient leur place dans un marathon. » À 20 ans à peine, Kathrine Switzer prend une décision dont elle mesure déjà le poids symbolique.

Plus elle court, plus les réactions des spectateurs se polarisent. Un homme lui crie qu’elle ferait mieux d’être chez elle à préparer le dîner de son mari. Mais une femme se jette à genoux, et lui lance : « Vas-y petite, cours, fais-le pour nous toutes ! » Ce moment de solidarité touche profondément Kathrine Switzer, qui lui répond par un sourire et un salut. Elle sent alors qu’elle ne court plus seulement pour elle-même, mais pour toutes celles qui n’ont jamais osé.

Vers le 30e kilomètre, une transformation intérieure s’opère. Kathrine Switzer arrête d’en vouloir à Jock Semple. « Il était le produit de son époque. Des millions de gens croyaient encore que les femmes ne pouvaient pas faire des choses difficiles. » Mais elle, Kathrine Switzer, veut le faire changer d’avis. Elle pense aussi à toutes les femmes invisibles, celles qui auraient dû être là avec elle, mais n’ont pas osé, n’ont pas été encouragées, n’ont pas cru que c’était possible. Pour elles aussi, elle continue.

Quand Kathrine Switzer franchit la ligne d’arrivée, elle a changé. Ce n’est pas seulement la fin d’une course, c’est le début d’un engagement. Elle comprend que ce n’est que le commencement : « Le lendemain, j’étais déterminée à deux choses : devenir une excellente athlète, et aider les femmes à courir. » Même si elle ne sait pas encore sous quelle forme cela prendra corps, Kathrine Switzer sait déjà que sa mission est née. À travers l’endurance, elle a trouvé sa voie : montrer que la course est une arme d’émancipation.

L’après-course : de la disqualification au combat

Franchir la ligne d’arrivée n’a pas été synonyme de victoire pour Kathrine Switzer. Quelques jours après le marathon de Boston, l’Amateur Athletic Union (AAU), la principale instance d’athlétisme aux États-Unis, décide de la disqualifier. Officiellement, Kathrine Switzer est exclue pour plusieurs raisons : elle aurait couru dans une course réservée aux hommesparcouru une distance supérieure à 3 km — ce qui était interdit aux femmes —, utilisé les initiales de son prénom pour s’inscrire, ce qui constituerait une fraude, et surtout… elle aurait couru sans chaperon. Une décision à la fois absurde et profondément sexiste, qui révèle à quel point le sport reste un bastion masculin difficile à ébranler.

Face à cette sanction injuste, Kathrine Switzer ne se laisse pas abattre. « Excluez-moi, je m’en fiche », déclare-t-elle. Avec son entraîneur Arnie Briggs, elle fonde son propre club et commence à organiser ses propres courses. L’idée n’est plus seulement de courir, mais de créer des espaces où d’autres femmes pourront aussi courir, s’entraîner, progresser, et exister. Très vite, Kathrine Switzer comprend que pour changer le système, il faut aussi le travailler de l’intérieur. Elle décide alors de réintégrer la fédération d’athlétisme et d’agir à la source : en s’attaquant aux règles, aux mentalités et aux institutions.

Ce tournant marque une étape décisive dans le parcours de Kathrine Switzer. Elle apprend à manier les rouages du monde sportif : législation, organisation d’événements, recherche de sponsors, rédaction de communiqués de presse. Elle devient une experte du marketing sportif, tout en continuant à courir. L’image de la jeune fille expulsée de la course laisse place à une femme stratège, déterminée à ouvrir la voie. Kathrine Switzer comprend que pour changer les choses en profondeur, il faut plus que de la volonté : il faut des outils, des relais, une stratégie à long terme.

Mais à ce moment-là, Kathrine Switzer ne se définit pas encore comme féministe. « Je ne comprenais pas pourquoi les femmes devaient se battre pour faire ce qu’elles voulaient », dit-elle. C’est après le marathon et l’agression de Jock Semple qu’elle prend conscience de la dimension politique de son acte. Kathrine Switzer réalise que son simple désir de courir s’inscrit dans une histoire plus vaste, celle du combat pour les droits des femmes, leur visibilité, leur liberté de mouvement. Elle découvre que le féminisme ne se résume pas à une étiquette, mais à une lutte concrète, souvent invisible, toujours nécessaire.

Aujourd’hui encore, Kathrine Switzer revient sur ces photos avec émotion. Sur l’une, elle voit la jeune fille apeurée, attaquée pour avoir osé courir. Sur l’autre, elle découvre une version d’elle-même déterminée, droite, résolue à terminer ce qu’elle a commencé. C’est grâce à la course, qu’elle pratique depuis l’âge de 12 ans, qu’elle a acquis cette force, cette capacité à ne pas fuir. Et c’est pour cela que Kathrine Switzer consacre désormais sa vie à ouvrir le sport à toutes les femmes, à celles qui doutent encore d’avoir le droit ou la place. Courir, pour elle, restera toujours un acte d’émancipation.

Une athlète engagée, une stratège visionnaire

Après son premier marathon en 1967, Kathrine Switzer ne s’est pas arrêtée. Elle a continué à s’entraîner tout en terminant ses études, en travaillant, et en poursuivant ses engagements. En 1972, le marathon de Boston s’ouvre enfin officiellement aux femmes. Dès lors, Kathrine Switzer multiplie les courses, se forgeant une réputation d’athlète de haut niveau.

En 1974, elle remporte le marathon de New York, puis en 1975, elle réalise un chrono impressionnant à Boston : 2h51. Elle se rend alors compte du potentiel immense des femmes en course à pied, dès lors qu’elles sont encouragées, libérées de leurs peurs, et entourées de conditions favorables.

Au fil des années, Kathrine Switzer devient bien plus qu’une coureuse. Lorsqu’elle travaille comme journaliste aux Jeux Olympiques de Munich en 1972, une idée germe en elle : faire entrer le marathon féminin aux JO. Elle sait qu’en rendant visible cette épreuve à la télévision, des millions de femmes pourraient se projeter, s’inspirer, oser. Pour cela, Kathrine Switzer se lance dans une campagne d’influence et de persuasion : elle démarche des sponsors, notamment la célèbre marque Avon, spécialisée dans les produits cosmétiques. Ensemble, ils lancent des courses féminines dans 27 pays et sur 5 continents. L’objectif : créer des événements inclusifs, festifs, accessibles à toutes, tout en montrant qu’il existe aussi des compétitrices de haut niveau.

Malgré le scepticisme des fédérations, Kathrine Switzer persiste. Elle collecte des données, mesure l’impact, démontre par les chiffres ce qu’elle ressent depuis toujours : les femmes peuvent, veulent, et doivent courir. Ces compétitions massives permettent de prouver au Comité International Olympique que les femmes sont parfaitement capables de courir un marathon. Et pour Kathrine Switzer, cette reconnaissance par le CIO est aussi essentielle que le droit de vote accordé aux femmes dans les années 1920 : « Il s’agissait d’une reconnaissance sociale, culturelle et intellectuelle de la femme. Maintenant, il fallait aussi reconnaître ses aptitudes physiques. »

1984 : la consécration olympique… et un nouveau combat

Lorsque le marathon féminin entre enfin au programme des Jeux Olympiques de Los Angeles en 1984, Kathrine Switzer y voit l’aboutissement d’un combat commencé près de deux décennies plus tôt. Ce jour-là, Joan Benoit remporte brillamment l’épreuve, mais ce n’est pas seulement sa victoire que les caméras du monde entier retiennent : c’est l’image troublante de l’arrivée titubante de la Suissesse Gabriela Andersen-Schiess

Déshydratée après avoir manqué un ravitaillement, elle franchit la ligne dans un état de souffrance visible. Pour Kathrine Switzer, alors consultante pour la chaîne ABC, ce moment réveille un souvenir douloureux : celui du 800 mètres féminin aux JO d’Amsterdam en 1928.

Kathrine Switzer se souvient très bien de ce précédent. Elle craint un retour en arrière. Elle se dit : « On va encore dire que les femmes sont trop faibles, qu’elles ne sont pas faites pour ça. » Mais cette fois-ci, le contexte a changé. L’histoire de Gabriela Andersen n’en fait pas une victime, mais une héroïne. Sa souffrance n’est plus perçue comme une faiblesse féminine, mais comme la preuve d’un engagement absolu, comparable à celui des hommes.

Cette différence de lecture est un tournant. Pour Kathrine Switzer, la véritable victoire de 1984 n’est pas seulement l’existence du marathon féminin, mais la capacité de la société à regarder une femme en souffrance avec la même reconnaissance que pour un homme. Gabriela Andersen devient une figure de courage, et non une justification à l’exclusion. Et même si elle ne courra plus jamais de marathon, son image marquera durablement l’histoire de l’athlétisme.

Jusqu’au début des années 60, les femmes étaient cantonnées aux courtes distances, exclues des grandes compétitions d’endurance. Le marathon olympique féminin de 1984 marque une rupture historique. Et si Kathrine Switzer n’était pas seule dans ce combat, beaucoup reconnaissent que sans sa ténacité, cette avancée aurait pu être repoussée d’une à deux décennies. Elle a préparé le terrain, sensibilisé les médias, convaincu les sponsors, mobilisé les chiffres, ouvert les pistes — et les esprits.

À travers les larmes et la joie, Kathrine Switzer assiste donc en direct à la naissance d’un symbole. Celui d’une génération de femmes enfin reconnues pour ce qu’elles sont : capablesrésistantespuissantes. Elle sait que la route fut longue, semée d’embûches, de doutes et de coups. Mais elle sait aussi que ce jour-là, sur les routes de Los Angeles, c’est une page de l’histoire des femmes qui s’écrit, à grandes foulées.

261 Fearless : courir pour être libre

Même après avoir obtenu l’entrée du marathon féminin aux Jeux Olympiques en 1984, Kathrine Switzer n’a jamais cessé de se battre. À ses yeux, ce n’était pas une fin, mais un commencement. Très vite, elle réalise que malgré les progrès visibles dans le sport d’élite, la majorité des femmes dans le monde vivent encore dans la peur. Kathrine Switzer comprend que des barrières culturellesreligieuseséconomiques ou conjugales les empêchent de pratiquer librement une activité physique. Et que, riches ou pauvres, beaucoup n’osent tout simplement pas. C’est ainsi qu’est née l’idée d’un nouveau projet, mondial, inclusif, pour aider les femmes à courir sans peur.

Autour de son légendaire dossard 261 — celui qu’elle portait au marathon de Boston en 1967 —, Kathrine Switzer remarque un phénomène inattendu. Des femmes commencent à se le faire tatouer, à le brandir comme un symbole d’audace et de résilience. Le chiffre devient un mantra, un cri du cœur : « 261 = sans peur ». C’est à partir de là que Kathrine Switzer décide de créer 261 Fearless, une association à but non lucratif fondée en 2016. Son objectif : aider les femmes du monde entier à retrouver confiance en elles grâce à la course à pied. À travers cette initiative, elle veut transmettre ce qu’elle a ressenti à 12 ans, ce sentiment de puissance, d’ancrage, d’indépendance.

Aujourd’hui, 261 Fearless est présente dans 12 pays sur 5 continents. Les clubs locaux ne se concentrent pas sur la performance mais sur le bien-êtrel’inclusion, l’estime de soi. Pour Kathrine Switzer, ce projet est la continuité logique de son combat : faire de la course un outil d’émancipation, quelle que soit la condition ou l’histoire de chacune. Elle-même continue de courir quotidiennement, non par obsession du chrono, mais pour se reconnecter à son corps, à sa force, à ses sensations. C’est un rituel, une hygiène de vie, une philosophie qu’elle partage avec toutes celles qui rejoignent le mouvement.

Et puis, il y a eu ce moment unique : en 2017, à l’âge de 70 ans, Kathrine Switzer revient au marathon de Boston, exactement cinquante ans après sa première participation. Avec le même dossard 261. Mais cette fois-ci, elle n’est plus seule. Elle est entourée de 13 500 femmes qui se sont toutes qualifiées pour courir. Ce contraste avec 1967 est bouleversant. « C’était le plus beau jour de ma vie », confie-t-elle.

La joie d’y être arrivée, la gratitude pour sa santé préservée, et la fierté d’avoir contribué à bâtir une dynamique d’égalité réelle dans le sport. Ce jour-là, Kathrine Switzer ne franchit pas simplement une ligne d’arrivée : elle incarne tout ce que signifie franchir une frontière. Pour elle-même. Et pour toutes les autres.

Le marathon dans la pop culture

Le cinéma et le documentaire ont souvent sublimé la course à pied, en lui donnant une portée presque existentielle. L’une des scènes les plus emblématiques reste celle de Dustin Hoffman dans Marathon Man de John Schlesinger (1976). Il court inlassablement autour du réservoir de Central Park. Ce geste répété, presque mécanique, finit par incarner bien plus qu’un simple entraînement : c’est un acte de résistance, une manière de se maintenir en vie, de gagner en force, de préparer la fuite. Cette scène a contribué à populariser l’image du coureur solitaire dans l’imaginaire collectif, notamment à New York.

Dans le documentaire Free to Run de Pierre Morath (2016), une autre image forte émerge : celle d’un homme et d’une femme courant nus dans la nature. Dépouillés de tout, ils semblent courir pour retrouver une forme de liberté originelle. Il n’est pas question ici de compétition, mais d’un retour au corps, à l’instinct, au souffle. Ce moment évoque la course comme un geste brut, vital, poétique. Une manière de dire que courir, c’est aussi s’aligner à quelque chose de profondément humain et vivant.

Le marathon, cependant, c’est aussi la performance. En France, Christelle Daunay a détenu de 2010 à 2024 le record national avec un temps de 2h24’22 (avant d’être dépassée en 2025 par Mekdes Woldu avec le temps de 2h23’13).

Pour les athlètes professionnels, la course devient un objectif de vie, une quête de dépassement, parfois un enjeu économique. Mais pour des millions d’autres personnes, courir est une échappatoire, un outil de santé mentale, un rituel qui apaise et recentre. Ce qui les relie, c’est ce besoin de mouvement, de souffle, de solitude parfois, ou de communauté.

Que ce soit sur les écrans ou sur les chemins, dans les grandes villes ou les forêts, courir reste un acte profondément universel. Une manière de s’évader. Une manière de se retrouver.

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