Peintre majeure de l’ère baroque, Artemisia Gentileschi s’est imposée comme une figure incontournable de l’histoire de l’art. À une époque où la peinture était presque exclusivement réservée aux hommes, elle a su s’affirmer par son talent, sa puissance expressive et une résilience hors du commun.
Naissance : 8 juillet 1593, Rome
Décès : vers 1653, probablement à Naples
Activité : Peintre d’histoire, portraitiste, cheffe d’atelier
Ambition : Être reconnue comme artiste à part entière, à l’égal des hommes
Préjugé combattu : Une femme ne pouvait ni peindre de grands sujets, ni diriger un atelier
Artemisia Gentileschi connaît une renommée internationale, en particulier auprès des grandes cours européennes. Comme son père, le peintre Orazio Gentileschi, elle reçoit des commandes prestigieuses de mécènes puissants tels que Cosme II de Médicis, le duc de Bavière ou encore Philippe IV d’Espagne. Après un séjour à la cour de France, Orazio est nommé peintre officiel de Charles Ier d’Angleterre. Artemisia Gentileschi le rejoindra à Londres en 1638, pour collaborer avec lui sur la décoration du plafond de la Maison de la Reine, peu avant la mort de son père en 1639.
Longtemps oubliée, elle sera redécouverte à la fin du XIXe siècle grâce à la publication des actes de ce procès, puis réhabilitée au XXe siècle, notamment sous l’impulsion du critique Roberto Longhi.
Pour écrire cet article sur cette femme inspirante, je me suis basée sur l’Exposition Artemisia, Héroïne de l’art du Musée Jacquemart-André Paris en 2025.
De l’atelier familial au procès pour viol
Formée très jeune dans l’atelier familial, Artemisia Gentileschi perd sa mère à l’âge de 12 ans et devient la figure maternelle pour ses trois jeunes frères. Destinée initialement au couvent, elle montre très tôt sa volonté de devenir artiste. Elle prépare les couleurs, copie les gravures de son père, Orazio Gentileschi, peintre d’histoire reconnu pour son style lyrique et raffiné, héritier du dernier maniérisme. Et démontre rapidement une habileté supérieure à celle de ses frères.
Comme tout apprenti, elle commence par copier les œuvres paternelles, composant à partir de ses dessins et bénéficiant de ses corrections attentives. Si Orazio perçoit très tôt l’exceptionnel talent de sa fille – qu’il soutient et encourage – celle-ci reste pourtant enfermée dans le foyer familial (ses seules sorties sont les messes où elle découvre les œuvres du Caravage), exclue des académies et des lieux d’étude de l’Antiquité, réservés aux artistes masculins.
Malgré ces obstacles, elle progresse rapidement. Elle s’attaque à des genres réservés aux hommes, notamment la peinture d’histoire, les récits bibliques ou mythologiques. Ses premières œuvres se confondent aisément avec celles de son père tant l’influence stylistique est forte.
Suzanne et les Vieillards (1610)

Longtemps attribuée à Orazio Gentileschi, Suzanne et les vieillards est aujourd’hui reconnue comme la première œuvre signée et datée d’Artemisia Gentileschi, réalisée en 1610, alors qu’elle n’a que 17 ans. Si son père, peintre renommé, a probablement supervisé la réalisation, c’est bien sa fille qui en compose la scène, affirmant déjà une sensibilité propre et une maîtrise technique remarquable.
Le thème de Suzanne, femme vertueuse injustement accusée d’adultère après avoir repoussé les avances de deux vieillards, était très populaire au XVIIe siècle. Il servait souvent de prétexte à la représentation de la nudité féminine. Mais la peintresse, exclue des académies où l’on étudiait le nu d’après modèle vivant, se sert de son propre corps, qu’elle observe dans un miroir, pour donner à Suzanne une présence corporelle saisissante. Son père, lui-même, utilisait parfois sa fille comme modèle dans ses œuvres.
Dans cette composition inédite, la peintresse place les deux vieillards au-dessus de Suzanne, dans une position écrasante et inéluctable. Il n’y a ni jardin luxuriant, ni décor distrayant : toute l’attention est centrée sur la violence de la confrontation. Le geste de défense de Suzanne, son regard tourmenté, la torsion tendue de son corps – autant d’éléments qui traduisent la peur, la résistance, mais aussi la dignité. Certains y voient même un autoportrait symbolique.
Cette œuvre est aujourd’hui souvent relue à la lumière de l’évènement tragique survenu un an plus tard : en 1611, Artemisia Gentileschi est violée par Agostino Tassi, un peintre collaborant avec son père. Sous prétexte de lui enseigner la perspective, Tassi l’attire chez lui, puis abuse d’elle. Pendant plusieurs mois, il la contraint à une relation en promettant un mariage qu’il ne contractera jamais. Pire : il est déjà marié, et soupçonné de violences et d’homicide. Pour laver l’honneur familial, Orazio Gentileschi intente un procès qui durera neuf mois.
Au cours de ce procès, elle est humiliée, diffamée et soumise à la torture des sibille – des cordelettes serrées autour des doigts jusqu’à l’écrasement des os – pour prouver la véracité de ses propos. Elle ne renonce pourtant pas, et continue à peindre malgré le traumatisme. Le verdict condamne Tassi à cinq ans d’exil qu’il ne purgera jamais. À l’issue du procès, Orazio marie sa fille à Pierantonio Stiattesi, un peintre florentin : un mariage qui constitue pour elle une forme de libération, lui permettant de quitter Rome.
Danae (1611)

Réalisée autour de 1611, l’année même du procès pour viol qu’Artemisia Gentileschi dut affronter, cette œuvre singulière offre une représentation particulièrement érotisée du mythe de Danaé. Longtemps attribuée à son père Orazio Gentileschi, elle a été réévaluée à la lumière de recherches stylistiques et historiques récentes. La finesse du rendu, la maîtrise technique et la charge émotionnelle du tableau ont conduit à reconnaître la main de sa fille, alors âgée de seulement 18 ans — âge qui, à l’époque, rendait encore impensable l’idée qu’une jeune femme puisse produire une œuvre d’une telle qualité.
Le tableau illustre l’épisode mythologique dans lequel Danaé, enfermée par son père le roi Acrisios pour empêcher une prophétie funeste, est visitée par Zeus métamorphosé en pluie d’or. Mais chez Artemisia Gentileschi, la pluie devient une avalanche de pièces d’or, matérialisant avec ostentation le viol déguisé en union divine. La princesse, représentée allongée sur un lit dans une posture lascive, semble submergée par le flot doré. Ses traits, d’une ressemblance frappante avec ceux de l’artiste elle-même, évoquent un autoportrait indirect.
La tension dramatique réside dans les détails : le visage de Danaé, penché et abandonné, renvoie aux représentations de l’extase féminine, notamment à la Madeleine en extase de Caravage, que la peintresse a probablement connue. Son poing fermé sur la cuisse, en revanche, introduit une ambiguïté troublante : entre résistance et abandon, l’image dévoile toute la complexité du regard féminin porté sur un sujet habituellement traité pour la délectation masculine.
Peinte sur cuivre – un support noble et inhabituel pour un aussi grand format – cette Danaé était destinée à une contemplation privée. Elle était sans doute dissimulée derrière un rideau qu’on pouvait soulever pour découvrir la figure nue, en pleine intimité. Ce dispositif accentue le caractère voyeuriste de la scène, tout en posant la question du consentement dans la lecture du mythe.
Le traitement du corps féminin, le clair-obscur hérité de Caravage, la subtilité des chairs et la composition resserrée témoignent encore de l’influence de l’atelier paternel. Pourtant, les choix narratifs et la dimension érotique assumée annoncent déjà l’émancipation de la peintresse qui s’approprie les codes de son époque pour y inscrire un regard résolument personnel et subversif.
Florence, la conquête de la reconnaissance
Si l’influence paternelle reste perceptible, elle développe une voix propre, plus expressive, plus incarnée. En quittant Rome pour Florence à la fin de l’année 1612, elle gagne son indépendance, apprend seule à lire et à écrire, et intègre rapidement la cour des Médicis, un milieu raffiné et érudit où se côtoient nobles, artistes, poètes et scientifiques.
Au contact des peintres florentins, elle affine sa technique et perfectionne sa maîtrise de l’anatomie. Dès 1616, elle est admise à l’Accademia del Disegno, devenant ainsi la première femme à intégrer cette prestigieuse guilde de peintres. Cette reconnaissance officielle consacre son statut de professionnelle à part entière.
Parmi ses soutiens les plus influents figure le grand-duc Cosme II de Médicis, pour qui elle réalise plusieurs œuvres. Elle y insère régulièrement ses propres traits, donnant une visibilité nouvelle à sa personne dans des rôles féminins puissants ou allégoriques. Ce procédé participe à asseoir sa réputation et attire de nouvelles commandes. À cette époque, Artemisia Gentileschi devient aussi la protégée de l’aristocrate Francesco Maria Maringhi. Cette relation, tolérée — voire encouragée — par son mari Pierantonio Stiattesi, lui apporte à la fois un soutien affectif, une sécurité financière, et un réseau élargi de mécènes. Maringhi aurait également agi comme agent, facilitant plusieurs de ses commandes importantes.
À Florence, elle s’impose comme une artiste reconnue et respectée. Elle parvient à faire de son nom une signature convoitée, affirmant avec force sa place dans un monde artistique encore dominé par les hommes.
David avec la tête de Goliath (vers 1610)

Dans cette œuvre peinte au cours des années 1610 – bien que la datation exacte reste incertaine –, Artemisia Gentileschi représente un moment rare dans sa production : la victoire d’un jeune homme, David, sur un ennemi redoutable, Goliath. Si le thème est classique, l’accent mis sur la maîtrise tranquille du héros, loin de toute exaltation triomphante, est révélateur de son style.
La scène évite le spectaculaire au profit d’une tension silencieuse : David ne brandit pas la tête de Goliath avec fierté, il domine son adversaire avec une sobriété contenue, presque introspective. Cette approche met en lumière la finesse psychologique propre à l’artiste, qui préfère les émotions maîtrisées aux élans héroïques.
Réalisée probablement à Florence, cette peinture témoigne d’une phase de transition dans son parcours. Après sa jeunesse à Rome, marquée par l’influence directe de son père Orazio et du caravagisme, elle commence à s’émanciper artistiquement. Elle élargit ses références, s’inspire d’autres artistes et adopte une palette plus claire, une composition plus aérée, tout en conservant un sens aigu de la narration.
On sait aujourd’hui que la peintresse s’est appuyée, pour cette œuvre, sur un modèle existant d’un autre peintre. Ce travail de reprise n’est pas une copie, mais une réinterprétation qui témoigne de son regard curieux et de sa capacité à s’approprier des influences variées pour construire un style personnel.
La vierge à l’enfant (1612)

La Vierge, fatiguée, semble sombrer dans le sommeil : sa tête penche doucement, sa main repose sur ses genoux, et son corps s’abandonne dans une posture de lassitude. Le geste tendre de l’Enfant Jésus, qui tapote doucement la joue de sa mère pour la réveiller, introduit une scène de quotidien bouleversante de réalisme et de délicatesse. Cette représentation incarne le regard féminin d’Artemisia Gentileschi, capable de traduire la douceur, mais aussi l’épuisement de la maternité, dans toute sa complexité.
Si certaines maladresses subsistent, notamment dans l’anatomie – comme le suggère la critique d’époque –, le tableau révèle aussi un sens du coloris subtil, un beau dessin, et une grande justesse dans les détails, notamment dans le rendu des pieds. Le conservateur de la collection souligne d’ailleurs cette finesse anatomique, preuve de l’attention d’Artemisia Gentileschi au corps féminin qu’elle peint toujours avec dignité et précision.
Durant son séjour à Florence, elle s’éloigne progressivement du style lyrique de son père Orazio pour développer un langage pictural plus naturaliste et expressif. Elle explore avec sensibilité des scènes plus intimes, empreintes de tendresse humaine. Grâce à l’usage de cartons – technique enseignée dans l’atelier familial – elle décline plusieurs versions de Madones à partir de la même composition, tout en adaptant les nuances à chaque commande.
Judith décapitant Holopherne (1612-1613)

Sujet iconique dans l’œuvre d’Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne a connu un immense succès dès sa création. Inspirée par la version célèbre du Caravage, elle reprend la scène biblique en accentuant la violence, la physicalité et l’intensité dramatique. Si chez Caravage Judith reste à distance, le visage froid et presque désincarné, Artemisia Gentileschi choisit, elle, l’engagement total : Judith prend ses traits, Abra devient complice active, et les corps s’entrelacent dans une lutte brutale.
Le genou de Judith appuie sur la poitrine d’Holopherne, le sang jaillit au premier plan, et les bras des deux femmes convergent dans un enchevêtrement tendu. Ce tableau, réalisé peu après le viol d’Artemisia Gentileschi par Agostino Tassi et au moment du procès intenté par son père, a souvent été interprété comme un cri pictural, un acte de revanche sublimée. L’artiste aurait elle-même tenté de blesser son agresseur avec un couteau, selon les archives judiciaires. Le geste de Judith, dans cette œuvre, n’est pas seulement narratif : il porte en lui une dimension cathartique.
L’original, aujourd’hui conservé au Museo di Capodimonte à Naples, a rapidement suscité de nombreuses commandes de la part de grands mécènes. Cosme II de Médicis en commande une version personnelle, aujourd’hui exposée aux Offices. Une autre version, longtemps attribuée à Caravage, conservée à Bologne, s’est finalement révélée être l’œuvre d’un copiste – preuve du succès fulgurant de cette composition.
Judith et sa servante (1615)

Judith est sans doute l’un des sujets les plus emblématiques de l’œuvre d’Artemisia Gentileschi, qu’elle décline à plusieurs reprises au fil de sa carrière. Inspiré du récit biblique, ce thème connaît un grand succès au XVIIe siècle, notamment grâce au traitement saisissant qu’en fait Caravage : Judith, veuve juive, séduit le général assyrien Holopherne pour sauver sa ville, l’enivre, puis le décapite dans sa tente.
La peintresse choisit de représenter l’instant suivant le meurtre. Judith, les joues rougies et le souffle court, saisit fermement son épée dans une main, tandis que de l’autre elle pose un geste protecteur et complice sur l’épaule de sa servante Abra. Les deux femmes, attirées par un bruit hors-champ, semblent prêtes à fuir.
La composition révèle un profond travail sur la psychologie des personnages. Contrairement aux représentations plus idéalisées du maniérisme, elle insuffle une tension dramatique et réaliste : les regards sont vifs, inquiets, et la complicité féminine occupe le centre de la scène. Le cou puissant de Judith, ses traits marqués, sa posture déterminée – autant d’éléments qui incarnent la force et la maîtrise, tout en évoquant un autoportrait possible de l’artiste elle-même.
Elle s’inscrit ici dans la tradition caravagesque transmise par son père Orazio, tout en l’adaptant au raffinement du goût florentin. Elle s’inspire clairement de deux œuvres paternelles – dont l’une est mise en avant sur la photographie – mais en renouvelle la lecture. Alors qu’Orazio représente souvent Abra comme une jeune fille soumise, Artemisia Gentileschi la dote d’une présence affirmée, renforçant la solidarité féminine. La richesse des tissus, la subtilité des couleurs et l’attention portée aux détails témoignent aussi de son habileté technique et de sa sensibilité propre.
Autoportrait en joueuse de luth (1614-1615)

Artemisia Gentileschi est alors jeune artiste en pleine ascension à la cour de Florence. Drapée dans une somptueuse robe ornée de bleu outremer — pigment le plus précieux de l’époque — elle se représente tenant un luth, instrument associé à la culture aristocratique et aux milieux lettrés. La fourniture d’un tel pigment par le commanditaire témoigne du prestige de la commande et de la reconnaissance dont jouissait déjà l’artiste.
Ce tableau fait partie d’une série d’œuvres commandées par la maison Médicis, dans laquelle elle explore les figures de la femme artiste, intellectuelle ou martyre. Elle reprend ici certains codes de l’autoportrait travesti, jouant de l’ambiguïté entre représentation religieuse et image laïque. Le turban, alors à la mode, accentue l’élégance exotique du personnage tout en inscrivant l’œuvre dans la tradition du portrait en costume. La pose et le traitement de la lumière rappellent des tableaux de Caravage, notamment La joueuse de luth, et soulignent sa connaissance des grands maîtres.
On admirait déjà à l’époque la beauté de ses mains, ici mises en valeur par la précision du geste musical. Le regard engageant, l’attitude calme et maîtrisée, la sensualité discrète du décolleté suggèrent une intimité assumée, bien loin des représentations figées des femmes artistes de son temps. Contrairement à d’autres peintres féminines qui se représentaient en musiciennes avec réserve, elle revendique ici un rôle actif, cultivé et séduisant, à la croisée de la création et de la courtoisie.
Allégorie de l’inclination (1615-1616)

À tout juste 22 ou 23 ans, elle se voit confier une commande prestigieuse : participer à la décoration du plafond de la Casa Buonarroti, un chantier destiné à glorifier la mémoire de Michel-Ange. Elle est la seule femme engagée sur ce projet, et son talent est reconnu au point qu’elle sera rémunérée trois fois plus que ses collègues masculins.
Dans L’Allégorie de l’Inclination, Artemisia Gentileschi représente une jeune femme flottant sur des nuages, tenant une boussole et regardant vers une étoile, symbole du génie artistique. Le modèle féminin, entièrement nu à l’origine, porte clairement les traits d’Artemisia elle-même, comme dans plusieurs de ses œuvres de cette période. Quelques années plus tard, un héritier pudique de la famille Buonarroti fera recouvrir la nudité de la figure d’un drapé, jugé plus convenable.
Le réalisme de la scène est remarquable : le jeu d’ombre sur les pieds, le modelé subtil des chairs, et la légèreté des nuages montrent toute la maîtrise technique de l’artiste. Comparée aux œuvres de ses collègues masculins sur le même chantier, sa ligne est plus affirmée, ses volumes plus structurés, traduisant une plus grande présence corporelle et une intensité lumineuse singulière.
Cette œuvre marque une étape majeure dans son émancipation artistique. Son intégration dans la cour florentine lui permet de côtoyer les ducs et les cercles érudits, d’obtenir de nombreuses commandes et d’imposer son nom comme celui d’une artiste reconnue.
Parallèlement à cette ascension, la vie personnelle d’Artemisia Gentileschi reste marquée par les épreuves : mariée à Pierantonio Stiattesi, elle donne naissance à cinq enfants, dont quatre meurent en bas âge. Seule une fille lui survivra. Malgré ces drames, elle continue de peindre, affirmant par son œuvre une force de caractère et une indépendance rares pour une femme de son temps.
Portrait d’un chevalier de l’ordre de Saint Étienne (1619-1620)
Exposé pour la première fois comme une œuvre attribuée avec certitude à Artemisia Gentileschi, ce portrait témoigne de son intégration dans les cercles du pouvoir florentin. L’œuvre est signée “Artemisia Lomi”, nom qu’elle utilise presque exclusivement pendant son séjour à Florence. Ce patronyme, emprunté à sa grand-mère maternelle, semble avoir été adopté à la suite du procès pour viol qui marqua ses jeunes années à Rome — comme un moyen de redéfinir son identité dans un nouvel environnement.
La signature, discrètement placée sous le manchon du modèle, prend la forme d’une arabesque dorée évoquant l’orfèvrerie, un métier pratiqué dans sa famille. On retrouve une calligraphie similaire dans sa Madeleine pénitente (1614–1615), conservée au Palazzo Pitti. Le raffinement de ce détail inscrit l’artiste dans la tradition du soin apporté à la facture, mais aussi dans une forme subtile de revendication de soi.
L’homme représenté porte l’insigne de l’ordre de Saint-Étienne, chevalerie étroitement liée à la maison des Médicis. Au revers de la toile, la présence des armoiries médicéennes confirme une exécution dans le contexte florentin, entre 1619 et 1620. À travers ce portrait, la peintresse illustre son aptitude à manier les codes du portrait officiel tout en y introduisant une finesse personnelle.
La précision du rendu des matières — la richesse de la fourrure, les reflets soyeux du tissu, l’éclat lumineux de la collerette — révèle une grande virtuosité technique. Les harmonies chromatiques, caractéristiques de la palette florentine, s’éloignent du caravagisme sombre de ses débuts romains. Ici, l’artiste démontre son évolution stylistique autant que son ascension sociale et professionnelle dans une ville où elle est désormais pleinement reconnue comme artiste.
Le débat actuel sur la manière de nommer Artemisia Gentileschi dans l’exposition du Musée Jacquemart-André Paris souligne un point essentiel : elle signait ses œuvres tantôt de son seul prénom, tantôt de ses deux noms. Une façon de revendiquer une place singulière dans un monde d’hommes, où “Artemisia” suffit à désigner le génie d’une artiste qui a su imposer son nom par la force de son pinceau.

Portrait d’un chevalier de l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare (1622)
Réalisé peu après son retour de Florence, ce portrait en pied marque une nouvelle étape dans sa carrière : celle des commandes officielles. Il témoigne de la reconnaissance institutionnelle et de la réputation grandissante de l’artiste, désormais sollicitée pour peindre des figures de pouvoir.
Le modèle, vêtu d’une armure de parade et d’un casque à panache, est identifié comme un chevalier de l’ordre de Saint-Maurice et Lazare, grâce à la croix d’argent qu’il arbore sur la poitrine. Il tient une bannière pontificale, symbole de son rang de gonfalonier, ou porte-étendard. La pose, empreinte d’autorité, s’inscrit dans la tradition des portraits d’apparat du XVIIe siècle. Mais la peintresse, fidèle à son style, y introduit un réalisme hérité du caravagisme : la lumière découpe le corps, projette une ombre marquée sur le mur, et révèle avec précision le jeu des matières – dentelles, métal, étoffe.
Son originalité réside aussi dans l’attention portée au visage. Elle s’attache à restituer la psychologie du modèle : l’expression est à la fois digne et légèrement joviale, laissant percevoir la personnalité de l’homme derrière la fonction. Ce souci de vérité fait de cette œuvre bien plus qu’un simple portrait officiel.
Le tableau se distingue également par une signature subtile, typique de la peintresse qui signe très fréquemment ses œuvres. Deux broches ornent le plastron du chevalier : l’une contient la lettre « A », l’autre la lettre « G », comme un discret monogramme affirmant la présence de l’artiste dans sa création.
Ce tableau pourrait avoir été commandé par Andrea Barbazza, poète et collectionneur bolonais, qui lui consacra un sonnet. Il évoque également un lien possible avec l’ingénieur militaire Antoine Deville, ou avec le peintre flamand Paul van Somer (appelé parfois Vindict), actif à la cour d’Angleterre.
Une carrière européenne et indépendante
Lors de son second séjour à Rome dans les années 1620, Artemisia Gentileschi s’impose comme une figure pleinement reconnue dans les cercles littéraires et artistiques de la ville. Elle ne brille plus seulement par son talent de peintre, mais aussi par son érudition. Elle est célébrée comme une femme de savoir, d’esprit et de culture, capable de rivaliser avec ses homologues masculins. Le peintre français Simon Vouet, alors actif à Rome, la représente d’ailleurs sous les traits d’Artémise, puissante reine antique d’Halicarnasse, dans le portrait de la photo de couverture de l’article — incarnation symbolique d’une femme de pouvoir et de mémoire.
Elle fréquente alors le milieu des peintres dits caravagesques, un groupe cosmopolite où dominent les artistes étrangers. Parmi eux : Claude Lorrain, David de Haen, Simon Vouet ou encore Leonaert Bramer.
Au-delà de cette reconnaissance artistique et intellectuelle, Artemisia Gentileschi occupe aussi une place singulière sur le plan personnel. À Rome, elle est bientôt recensée comme cheffe de son propre foyer, composé de sa fille Prudenzia et de plusieurs domestiques. Son mari, Pierantonio Stiattesi, a disparu de sa vie. Cette situation, rare pour une femme à l’époque, souligne une fois de plus l’exceptionnalité de son parcours. En tant qu’artiste, mère et femme libre, elle incarne un modèle rare de puissance et d’indépendance féminine dans l’Europe du XVIIe siècle.
Dessins de Leonaert Bramer (1620)

Ces portraits dessinés par Leonaert Bramer représentent plusieurs artistes liés au cercle caravagesque actif à Rome dans les années 1620 : Nicolas Régnier, David de Haen, Claude Lorrain, Gerrit van Honthorst… et, à droite, un intrus apparent — Artemisia Gentileschi, seule femme du groupe.
Ce portrait surprenant d’Artemisia Gentileschi, travestie et moustachue, n’est pas une moquerie. Il témoigne plutôt, avec humour, de son intégration pleine et entière dans un cercle très masculin où son talent était reconnu et respecté. En la représentant ainsi, Leonaert Bramer souligne qu’elle était traitée à l’égal de ses confrères.
Ce qui intrigue encore les historiens, c’est l’objet qu’elle tient à la main. Est-ce un hochet ? Une pomme d’amour ? Un miroir ? Le sens exact demeure incertain, mais cet accessoire singulier renforce le caractère énigmatique et théâtral de ce dessin.
Par ce jeu de déguisement et de symboles, Leonaert Bramer rend hommage à son amie à la fois artiste accomplie, femme libre et figure centrale d’un réseau international de peintres à Rome.
Yaël et Siséra (1620)

Peinte l’année de son retour à Rome, cette œuvre d’Artemisia Gentileschi mêle l’élégance florentine à une tension dramatique toute romaine. Inspirée du Livre des Juges, elle représente l’instant précédant l’exécution de Sisera, général ennemi réfugié dans la tente de Yaël. Cette dernière, femme juive voyant sa ville menacée, attend patiemment qu’il s’endorme avant de saisir un piquet de tente pour lui transpercer le crâne. Mais la violence de l’acte n’est pas montrée : elle se devine, se prolonge dans l’imagination du spectateur, accentuant l’effet dramatique.
La scène, transposée dans un palais au décor dépouillé, déroge aux conventions. Le cadrage serré, les figures presque figées, et la lumière tranchée témoignent de l’influence du caravagisme romain, tandis que la vivacité des couleurs et le raffinement de la robe de Yaël rappellent les goûts florentins. La composition repose sur une économie de moyens puissante : une diagonale mène le regard du bras tendu de Yaël vers la plinthe, où figure la signature discrète d’Artemisia Gentileschi.
Yaël, héroïne biblique ambivalente, est ici montrée calme, résolue, presque sculpturale. Sa sérénité apparente contraste avec la cruauté imminente du geste. Par cette mise en scène maîtrisée, Artemisia Gentileschi interroge la frontière entre ruse, justice et violence, et affirme une nouvelle fois sa capacité à renouveler les récits bibliques à travers un regard féminin fort et nuancé.
Cléopâtre (1620-1625)

Dans cette peinture, elle sublime la rencontre tragique entre l’amour et la mort, thème central de l’esthétique baroque. La dernière reine d’Égypte, représentée nue, s’apprête à se donner la mort en pressant un serpent venimeux contre sa poitrine. Le geste est stylisé, presque cérémoniel, et traduit un mélange d’abandon, de dignité et de volonté.
La scène, plongée dans un espace sombre et indéfini, concentre toute la lumière sur le corps de Cléopâtre, traité avec un réalisme audacieux et sensuel. Le contraste entre la chair exposée, le venin imminent et le calme du visage crée une tension dramatique saisissante. Le regard tourné vers le ciel, les lèvres entrouvertes, rappellent les représentations d’extase mystique des martyres chrétiennes. Artemisia Gentileschi convoque ici le langage du religieux pour représenter une figure païenne en héroïne sacrificielle.
Cette Cléopâtre incarne pleinement la vertu héroïque au féminin : celle qui choisit la mort plutôt que l’humiliation, la souveraine qui transforme le suicide en ultime acte de pouvoir. Le mélange d’Éros (le désir) et de Thanatos (la mort), cher à l’imaginaire baroque, irrigue toute la composition.
On reconnaît dans les traits de Cléopâtre une ressemblance troublante avec Artemisia Gentileschi elle-même, telle que figurée dans son Allégorie de l’inclination ou dans le portrait peint par Simon Vouet. Cette proximité physique suggère une possible transposition personnelle, comme si l’artiste projetait dans cette reine tragique sa propre force intérieure, sa dignité face à l’adversité, et sa conscience aiguë de son destin d’exception.
Deux figures féminine Marie Madeleine (1625-26)

Avec ses représentations de Marie-Madeleine pénitente, Artemisia Gentileschi explore la tension baroque entre sensualité et spiritualité. Deux versions de cette figure sont connues, l’une peinte lors de son séjour à Rome — alors qu’elle fréquente les cercles diplomatiques, notamment l’ambassadeur du pape —, l’autre réalisée plus tard à Naples, à la demande du duc d’Alcalá. Cette dernière provient de la cathédrale de Séville, illustrant la diffusion de son œuvre bien au-delà des frontières italiennes.
L’œuvre présentée ici a récemment été restaurée, révélant des éléments jusqu’alors dissimulés. Un voile de pudeur avait été ajouté au fil du temps pour couvrir l’épaule et le sein dénudé de la sainte. Le nettoyage de la toile a permis de retrouver la composition originale d’Artemisia Gentileschi, où l’intensité émotionnelle passe aussi par la mise en valeur du corps féminin.
La posture affaissée, les paupières lourdes, l’épaule découverte et le regard perdu vers le haut évoquent l’extase mystique, mais aussi une forme de mélancolie profondément humaine. À gauche, le coussin traité avec une délicatesse satinée témoigne de la virtuosité technique de l’artiste. En revanche, un détail interpelle : la main posée sur le crâne présente une anomalie — un doigt semble manquant, indice d’une possible modification de la composition.
Des études techniques suggèrent que le modèle pourrait avoir été réemployé à partir d’un carton initialement destiné à une représentation de Cléopâtre, dont le geste avec le serpent viendrait expliquer la tension dramatique et le déséquilibre de la posture.
Par ce mélange subtil d’érotisme sacré, de douleur intime et de puissance picturale, Artemisia Gentileschi donne à la figure de Marie-Madeleine une profondeur psychologique inédite. Elle en fait une femme complexe, déchirée entre péché et rédemption, chair et foi — une figure qui, sous son pinceau, transcende les codes religieux pour incarner la condition humaine dans toute sa vérité.
En tant que peintre d’histoire, elle excelle dans la représentation de figures issues de la mythologie et des textes religieux, particulièrement féminines. Si ces sujets sont fréquents dans la Rome baroque, son interprétation, à la fois héroïque, sensuelle et profondément humaine, se distingue par une audace rare. Dans sa Vénus endormie (Virginia Museum of Fine Arts), Artemisia Gentileschi insuffle à la déesse un pouvoir de séduction maîtrisé et pleinement conscient. À une époque où les nus féminins peints par des femmes étaient exceptionnels, elle impose une vision nouvelle, refusant la simple objectivation, au profit d’une représentation complexe et affirmée de ses modèles.
Forte de ses liens avec les cercles intellectuels de son temps, elle connaît les débats sur la condition féminine. Certaines de ses lettres témoignent de son intérêt pour ces enjeux, qu’elle transcrit en images puissantes.
Vénus endormie (vers 1626)

Réalisée lors de son séjour romain, cette peinture sensuelle et raffinée montre une Vénus alanguie, rafraîchie par un Cupidon qui l’évente à l’aide d’un éventail en plumes de paon. Le corps nu, étendu sur un lit, baigné de lumière, laisse imaginer une figure d’Artemisia Gentileschi elle-même, accablée par la chaleur — oscillant entre le divin et l’humain, la pose incarne tout à la fois la séduction, l’intimité et la fatigue charnelle.
L’utilisation du bleu outremer, l’un des pigments les plus coûteux à l’époque, indique un commanditaire de haut rang, probablement un cardinal. Ce type de tableaux érotiques raffinés était souvent destiné à être montré à des invités triés sur le volet, dans l’intimité des appartements privés, parfois derrière un rideau qu’on soulevait au dernier moment.
Fait rare dans la production d’Artemisia Gentileschi, cette œuvre intègre un paysage en arrière-plan, suggérant une collaboration avec un autre artiste. Ce paysage pourrait être l’œuvre d’un imitateur de Paul Bril, peintre flamand actif à Rome, connu pour ses arrière-plans bucoliques et lumineux. Il est probable que cette œuvre soit le fruit d’un travail à plusieurs mains, comme cela se pratiquait fréquemment dans les ateliers de l’époque.
À Rome, elle développe son propre atelier, affirme son autonomie artistique, et s’entoure d’assistants ou collaborateurs. Ce mode de production lui permet de répondre à une demande croissante et de se positionner parmi les peintres les plus en vue de la capitale pontificale.
Après un passage par Londres, Artemisia Gentileschi passera l’essentiel des 25 dernières années de sa carrière à Naples, à partir de 1630. La ville, alors sous domination espagnole, est un important foyer artistique dominé par des peintres comme Jusepe de Ribera. Dans ce contexte, elle adapte son style à un goût local plus marqué par le réalisme, les contrastes puissants et les drapés dramatiques.
À Naples, elle continue de se consacrer à ses thèmes de prédilection : les héroïnes de l’Antiquité, les martyres, les saintes et les femmes puissantes, dans des compositions toujours plus audacieuses et expressives.
Esther et Assuérus nouveau testament (1628)

Réalisée autour de 1628, cette œuvre d’Artemisia Gentileschi témoigne de son passage à Venise, ville dont l’influence artistique transparaît dans la composition, notamment par l’usage rare de la perspective, inspirée ici du peintre Véronèse. Ce séjour vénitien s’achèvera probablement en raison d’une épidémie de peste.
Dans cette scène tirée du livre d’Esther, elle choisit un épisode empreint de tension dramatique et de courage féminin : la reine Esther, juive et épouse du roi de Perse, brave l’interdit en se présentant sans convocation devant son mari pour tenter de sauver son peuple d’un massacre. Selon le texte biblique, elle avait jeûné plusieurs jours et, terrassée par la peur, s’évanouit devant lui. L’artiste met ici en scène ce moment de fragilité extrême, magnifié par une mise en scène théâtrale qui marque profondément son style.
Le goût d’Artemisia Gentileschi pour les héroïnes fortes, issues de l’histoire antique ou de la mythologie, se confirme pleinement dans cette œuvre. Elle accorde à Esther un rôle central, une dignité visuelle et émotionnelle, en opposition à un Assuérus représenté non comme un tyran redoutable, mais comme un jeune homme raffiné, vêtu d’un costume anachronique évoquant la mode vénitienne et les personnages de la commedia dell’arte.
La composition originale comportait davantage d’éléments narratifs – un serviteur devant le roi, un chien sur la première marche – que Artemisia Gentileschi a finalement effacés pour renforcer la tension entre les deux protagonistes. Le grand vide central, accentué par le drapé et le rideau rouge, devient alors un espace symbolique qui souligne la distance psychologique entre les personnages et focalise le regard sur l’acte de bravoure d’Esther.
Cette toile incarne pleinement sa maturité artistique durant son séjour vénitien. Elle révèle à la fois son talent pour traduire les émotions et sa capacité à s’inscrire dans les grands débats esthétiques et intellectuels de son temps, notamment ceux sur les vertus féminines.
L’ascension avec son propre atelier
À partir de 1630, Artemisia Gentileschi dirige son propre atelier à Naples. Elle y reprend certaines de ses compositions phares : ainsi, son Saint Jean-Baptiste s’inspire d’un Apollon antérieur, et partage des affinités stylistiques avec sa Minerve conservée à la Galerie des Offices.
Les femmes héroïques sont omniprésentes dans son œuvre : tantôt victimes, tantôt bourreaux, elles s’incarnent dans des figures telles que Suzanne, Judith, Yaël, Lucrèce ou Cléopâtre. À chacune, elle donne force, profondeur et empathie. Loin d’en faire des archétypes figés, elle explore leur vulnérabilité autant que leur puissance.
Son art associe fréquemment Éros et Thanatos, le désir et la mort, au cœur même de la culture baroque. Cette tension traverse nombre de ses œuvres, en particulier celles consacrées à Cléopâtre, souveraine égyptienne choisissant la mort plutôt que la soumission. Elle en propose plusieurs interprétations.
Ces 3 peintures sont du même format

Installée durablement à Naples à partir de 1630, Artemisia Gentileschi dirige son propre atelier, s’entourant d’élèves, d’assistants et de collaborateurs pour répondre à une demande croissante. À l’instar des grands maîtres de son époque, elle élabore des cartons — dessins ou modèles préparatoires — qu’elle réutilise pour produire des variations autour de figures mythologiques ou religieuses, selon les attentes de ses commanditaires.
Cette méthode est illustrée par son Saint Jean-Baptiste, dont la couronne de laurier — traditionnellement associée aux figures mythologiques — suggère une transformation à partir d’un modèle initial d’Apollon. Ce recyclage maîtrisé de compositions lui permet d’adapter son vocabulaire iconographique à des contextes variés, tout en conservant une forte unité stylistique.
Dans sa Minerve conservée à la Galerie des Offices, elle s’éloigne des représentations classiques de la déesse guerrière : ici, elle n’arbore ni armure, ni casque, mais tient un bouclier orné de la tête de Méduse. Juste au-dessus, la signature « Artemisia » affirme discrètement sa présence, tout en s’inscrivant dans le registre symbolique de la puissance féminine et de la connaissance.
Dans une autre œuvre, elle met en scène Clio, allégorie de l’Histoire, debout devant un grand livre ouvert. Sur l’une des pages, figure le nom du poète Giovanni Battista Rosière, et juste au-dessus, celui d’Artemisia. Ce geste peut être interprété comme une revendication : celle de signer de son seul prénom pour marquer l’histoire — ou, peut-être plus simplement, un choix imposé par le manque d’espace. Quoi qu’il en soit, ce nom inscrit dans le livre de Clio résonne comme une déclaration symbolique : elle entend s’inscrire dans l’histoire de l’art, non seulement comme peintre, mais comme mémoire vivante de la création.
Cléopâtre (1630-1635)

Cette œuvre appartient à la période napolitaine d’Artemisia Gentileschi. On observe ici un léger décalage dans la représentation de la figure principale, dont le traitement semble moins abouti que dans d’autres œuvres signées de sa main.
Ce déséquilibre formel suggère qu’elle a pu s’appuyer sur l’un de ses assistants pour l’exécution partielle du tableau — une pratique courante dans les grands ateliers du XVIIe siècle. Le recours à des collaborateurs ne remet pas en question l’attribution de l’œuvre, mais témoigne d’un mode de production partagé, typique des maîtres ayant acquis une notoriété durable.
Cléopâtre (1639-1640)

Réalisée durant le séjour londonien d’Artemisia Gentileschi, cette version du Suicide de Cléopâtre se distingue par une élégance contenue et un style marqué par un retour au classicisme. Loin de l’intensité dramatique et sensuelle de ses précédentes représentations du même sujet, cette Cléopâtre évoque une dignité froide, presque sculpturale, qui témoigne de l’influence du goût anglais de l’époque.
On y perçoit une posture plus retenue, des drapés sobres, et une composition épurée, caractéristiques d’un langage pictural plus classique, sans pour autant renier la tension tragique propre à l’iconographie du personnage. La figure conserve une noblesse silencieuse, comme si la peintresse, au terme de son parcours, distillait désormais la puissance dans la mesure.
Longtemps restée dans une collection privée, l’œuvre a été redécouverte en 2012, puis acquise par une galerie italienne qui a entrepris une restauration complète. Cette intervention a permis de confirmer l’attribution à Artemisia Gentileschi et de révéler toute la subtilité de sa palette.
Cette Cléopâtre est l’un des rares témoignages conservés de son passage à Londres, où elle rejoint son père Orazio Gentileschi à la cour du roi Charles Ier. Elle y achève une carrière internationale commencée à Rome, affirmée à Florence et consolidée à Naples — toujours fidèle à ses héroïnes fortes et tragiques, incarnations de sa propre résilience.
Ulysse reconnaissant Achille parmi les filles de Lycomède (1640)

Réalisée vers 1640, Ulysse reconnaissant Achille parmi les filles de Lycomède est l’une des œuvres les plus ambitieuses d’Artemisia Gentileschi, tant par son format que par la richesse de sa composition. Ce tableau, inspiré de la mythologie grecque, se distingue par le nombre de personnages et la subtilité de sa narration, rare dans l’œuvre d’une artiste plus souvent associée à des héroïnes bibliques ou antiques isolées.
Dans cette scène, Thétis, mère d’Achille, cache son fils sur l’île de Skyros, déguisé en jeune fille, pour le soustraire à son destin tragique dans la guerre de Troie. Ulysse, mandaté pour le retrouver, se fait passer pour un marchand et expose bijoux et armes devant les filles du roi Lycomède. Tandis que ces dernières s’enthousiasment pour les parures, Achille, trahi par son instinct guerrier, s’empare d’une arme et révèle ainsi sa véritable identité. La peintresse capte cet instant décisif avec une grande finesse psychologique et une théâtralité mesurée.
La composition met en lumière la maîtrise du clair-obscur propre à l’artiste, tout en intégrant des influences variées, notamment celle de la peinture flamande perceptible dans le traitement minutieux des textures et des détails. Le jeu des regards, les gestes figés et le contraste entre les bijoux convoités et les armes symboliques participent à une narration dynamique et tendue.
Des analyses radiographiques ont révélé des modifications notables apportées par Artemisia Gentileschi en cours de création. Le personnage d’Achille, initialement tourné davantage vers la gauche, tenait un fourreau d’épée, accentuant le suspense du dévoilement. Une figure féminine à gauche tenait un miroir dans lequel l’artiste avait d’abord peint son propre reflet, suggérant un discret autoportrait que, finalement, elle a choisi de faire disparaître.
Par son ambition narrative et stylistique, cette œuvre témoigne de la maturité artistique d’Artemisia Gentileschi dans les années 1640. Elle s’inscrit aussi dans une forme de dialogue posthume avec son père Orazio Gentileschi, rappelant leurs collaborations passées à Rome et à Londres.
Judith et sa servante avec la tête d'Holopherne (1640-1645)

Cette toile de Artemisia Gentileschi est conservée dans une collection publique française, met en scène Judith juste après avoir décapité Holopherne. Fuyant la tente du général, elle lève la main pour interrompre le geste de sa servante Abra, qui s’apprête à glisser la tête dans un sac. L’instant est suspendu, figé par un bruit soudain hors champ. Plutôt que de représenter l’éclat de la violence, l’artiste choisit ici une tension silencieuse, amplifiée par la lumière vacillante d’une chandelle — source lumineuse visible dans la scène, qui évoque les œuvres de Georges de La Tour.
La robe richement brodée de Judith témoigne d’un soin particulier accordé aux détails décoratifs et au rendu des matières. Toutefois, certaines maladresses dans la représentation anatomique — notamment le bras un peu massif de Judith et le profil moins maîtrisé d’Abra — laissent penser que cette version pourrait avoir été exécutée en partie par des assistants, dans le cadre de l’atelier napolitain dirigé par Artemisia Gentileschi après son retour d’Angleterre en 1640.
Cette toile est dérivée d’un prototype peint vers 1625 (aujourd’hui conservé à Détroit). Artemisia Gentileschi signe ici l’œuvre de manière originale, gravant « Arte » — le début de son prénom — sur la lame de l’épée, geste qui marque discrètement sa présence et son autorité sur l’image.
Cette œuvre tardive, restaurée récemment, pourrait avoir été peinte peu avant sa mort, probablement emportée par la peste dans les années 1650. Elle témoigne de la puissance narrative persistante de l’artiste, de son art du clair-obscur, et de son aptitude à réinventer des figures féminines complexes, même à travers la collaboration d’un atelier désormais bien établi.
Conclusion : Une femme libre dans un monde d’hommes
L’audace d’Artemisia Gentileschi ne se mesure pas seulement à la puissance de ses toiles, mais aussi à la trajectoire qu’elle s’est forgée dans un monde où les femmes peintres étaient l’exception. Mariée très jeune, elle voit son mari disparaître de sa vie autour de 1623, la laissant seule avec sa fille. Désormais, c’est elle qui négocie ses commandes, recherche ses mécènes, et prend les décisions artistiques.
Consciente de la loi qui subordonne alors les femmes aux hommes, elle réclame et obtient du juge son autonomie financière. Elle devient cheffe de famille à part entière, rare statut pour une femme au XVIIe siècle. Elle signe ses œuvres, dirige un atelier, forme des élèves et bâtit une carrière internationale, de Rome à Florence, de Naples à Londres.
Dans une lettre adressée à un seigneur, elle résume avec lucidité et ironie la condition féminine de son temps :
« Si j’avais été un homme, les choses auraient sans doute tourné autrement… Je vais cesser de vous importuner avec mes bavardages féminins, mais ce seront mes œuvres qui parleront pour moi. »
Elles parlent encore aujourd’hui. Par leur force, leur modernité, leur regard. Et parce qu’Artemisia Gentileschi n’a jamais cessé d’affirmer, pinceau en main, qu’elle était bien plus qu’une femme peintre : une grande artiste.