Spoiler alert : cet article contient des éléments révélateurs de l’intrigue de Bref 2.
Il n’est pas nécessaire d’avoir vu la première ou la deuxième saison pour comprendre la portée féministe de ce nouvel opus. Mais il est utile de se rappeler d’où on vient.
La première saison de Bref, série culte des années 2010, nous plongeait dans la tête d’un mec lambda : blanc, hétéro, classe moyenne, pas très viril et, disons-le franchement, plutôt mascu. On vivait son quotidien à travers sa voix off, coincés dans ses pensées, sans filtre critique.
On rit parfois, on grimace souvent. Et même si on sentait une forme d’auto-dérision, il y avait peu de prise de recul sur son comportement problématique. Des moments douteux – comme cette scène d’anniversaire avec une « vidéo privée » de filles alcoolisées – étaient présentés comme des gags. Le message implicite ? Ce mec est paumé, égoïste, un peu nul, mais au fond, on l’aime bien. Résultat : une saison 1 qui, avec le recul, pique les yeux. Et pas qu’un peu.
La saison 2, sortie le 14 février 2025, amorce un virage. Et c’est loin d’être un détail.
Comme l’explique Navo dans Les gens qui doutent : « La saison 1, j’écrivais un mec de base… de 2011. Là, on voulait le faire évoluer, lui faire comprendre ce qu’on a compris, nous, depuis 15-20 ans. »
Ce n’est plus seulement le récit d’un mec paumé. C’est un parcours de remise en question. Une tentative – rare à la télé française – de montrer l’évolution possible d’un homme socialisé dans le patriarcat. Et c’est là que Bref 2 devient passionnant.
Pour bien comprendre l’enjeu, on peut s’appuyer sur les travaux de la sociologue Raewyn Connell, qui parle de « masculinités complices ». Ce sont des hommes qui ne sont pas tout en haut de la pyramide patriarcale – parce qu’ils ne sont ni hyper virils, ni riches, ni dominants – mais qui en retirent tout de même des bénéfices.
Ils ne sont pas marginalisés comme peuvent l’être les hommes racisés, gays ou trans, mais ils ne sont pas les « winners » non plus. Et malgré ça, ils participent au système en place.
Le personnage principal de Bref 2 incarne parfaitement ce profil. Il n’a pas le physique attendu du mâle dominant, il est anxieux, invisible, « nuageux » comme il dit lui-même. Mais il vit confortablement dans un monde qui le privilégie, qui l’autorise à dominer sans être remis en question. Ce qu’il fait, souvent, en toute inconscience.
La grande force de Bref 2, c’est d’oser interroger ce profil-là. Celui de l’homme « gentil », « normal », qui semble inoffensif mais qui perpétue, parfois malgré lui, des schémas violents. Cette remise en question est rare, bienvenue… mais elle comporte un risque.
Comme l’a montré Léo-Thiers Vidal, beaucoup d’hommes qui veulent « faire leur part » s’en tiennent à un féminisme désincarné. Ils critiquent les normes de virilité, remettent en cause les injonctions à être fort, à ne pas pleurer, à toujours séduire. Et c’est important. Mais ça ne suffit pas.
Parce qu’ils oublient souvent de questionner ce qui les arrange dans le patriarcat : les privilèges, les violences invisibles, les manipulations affectives, les avantages symboliques et matériels. Autrement dit, ils dénoncent ce qui les gêne, mais pas ce dont ils profitent.
Bref 2 va-t-elle au bout de cette remise en question ? C’est toute la question. Et c’est ce qu’on va creuser dans cet article médiathèque de la Féministhèque. Je me suis appuyée sur cette source pour écrire ce texte : la vidéo YouTube BREF 2 : une vraie REMISE EN QUESTION des MECS TOXIQUES ? par Gregoire Simpson.
Bref 2 : Les nouveaux pères… vraiment nouveaux ?
Dans la saison 1 de Bref, Baptiste Lecaplain incarnait le cliché du colocataire insupportable : celui qui ne fait rien à la maison et vit sur le dos des autres. Il ne participait ni au ménage, ni aux courses, ni à rien. À tel point que le personnage principal fini par déménager de cette colocation toxique.
Tout était à l’image de cette scène devenue culte : « Bref je voulais arrêter la colloc, Baptiste faisait jamais rien sauf le bordel. Un jour j’ai voulu prendre du dentifrice, Baptiste a dit : y en a plus. J’ai voulu prendre des céréales Baptiste a dit : y en a plus. J’ai voulu mettre du parfum, Baptiste a dit: y en a plus. C’était le mien! Bah t’en as plus. »
Mais dans Bref 2, tout bascule. Baptiste rencontre l’amour, devient père… et se transforme soudainement en « super papa ». Un avant/après si spectaculaire que la série Bref 2 s’amuse à le montrer en mode « l’ancien Baptiste cuisine du ketchup », puis » le nouveau Baptiste concocte des plats élaborés avec amour ». Il devient le père idéal : présent, tendre, à l’écoute, attentionné. Il joue, il valorise, il console. Bref, il incarne à merveille la figure tant vantée du « nouveau père ».
Ce que Bref 2 illustre ici, c’est une figure médiatique bien installée depuis quelques années. Celle que Daisy Letourneur analyse très bien dans On ne naît pas mec : « Les nouveaux papas seraient (…) ces hommes férus d’égalité qui s’impliqueraient autant que les femmes dans l’éducation de leurs enfants. À la fermeté légendaire de leurs propres pères, ils opposent un amour paternel tout en douceur. »
Et c’est vrai, cette image séduit. D’ailleurs, elle permet au personnage principal de Bref 2 de prendre conscience, en miroir, des manques et violences liés à sa propre enfance. Sur le papier, tout ça a l’air très positif. Mais d’un point de vue féministe, on ne peut pas s’arrêter là. Car derrière cette belle image se cachent plusieurs angles morts.
La première limite, c’est que ces « nouveaux pères » sont très minoritaires. Si le discours médiatique laisse entendre une révolution, les données sociologiques sont claires : la charge parentale reste massivement assumée par les femmes.
Comme le rappellent les chercheur·es Marie Cartier, Anaïs Collet, Estelle Czerny, Pierre Gilbert, Marie-Hélène Lechien, Sylvie Monchatre et Camille Noûs dans « Allez les pères, les conditions de l’engagement des hommes dans le travail domestique et parental »: « Derrière les nombreux discours sur l’apparition des “nouveaux pères”, les pères continuent de jouer un rôle très secondaire dans la prise en charge des enfants et du travail domestique. »
Autrement dit, ce que Bref 2 montre n’est pas faux… mais c’est une exception, érigée en modèle. Et cette absence de recul critique renforce un imaginaire un peu mensonger, voire culpabilisant, pour les femmes.
La transformation invisible… du travail des mères
Autre point important : dans Bref 2, on nous dit simplement que Baptiste est devenu un père formidable parce que la naissance de sa fille l’a transformé. « Ils ont fait un enfant, Gloria, et cet enfant a transformé Baptiste. »
C’est beau, mais ça ne tient pas. Dans la réalité, ce genre de « transformation magique » arrive rarement sans un travail invisible réalisé en amont… par la conjointe. Il s’agit de ce que les chercheuses appellent le travail d’enrôlement des pères : ce moment où les mères doivent non seulement tout organiser, mais aussi motiver et former leur compagnon à être un parent impliqué.
Dit autrement : Baptiste est peut-être devenu un super papa, mais la série Bref 2 ne nous montre jamais le travail féminisé qu’il a fallu pour qu’il en arrive là.
Paternité choisie, maternité obligée ?
Enfin, il y a la question des tâches parentales elles-mêmes. Dans Bref 2, Baptiste joue, cuisine, câline. Il est dans l’amour et le fun. Et c’est très bien. Mais c’est aussi le versant valorisant de la parentalité. Or ce que montrent les études, c’est que les pères investis ont tendance à choisir les tâches gratifiantes (les loisirs, les câlins, les sorties), pendant que les mères restent coincées avec les tâches ingrates (lessive, rendez-vous médicaux, paperasse, nuit écourtée).
Donc si Baptiste brille autant dans la série Bref 2, c’est peut-être parce qu’il s’occupe des moments Instagrammables de la parentalité. Et que tout le reste – ce qui fatigue, ce qui épuise – reste dans l’ombre.
Le super papa : un héros bien trop célébré ?
Mais si la figure du nouveau père fait rêver, ce n’est pas seulement parce qu’elle est rare. C’est aussi – et surtout – parce qu’elle bénéficie d’un traitement de faveur profondément patriarcal. C’est ce que la militante et autrice Daisy Letourneur appelle le double bonus.
Dans On ne naît pas mec, elle explique : « En étant un homme, on bénéficie de ce que j’appellerais un double bonus : si on est un père absent, qui travaille trop, on est plaint, là où la mère absente sera culpabilisée. Si on est un ‘nouveau père’ qui fait au moins 25 % de ce que fait la maman, on nous porte aux nues. »
Autrement dit : dans tous les cas, le père est valorisé, alors que la mère est prise dans une double contrainte. Soit elle est jugée trop absente et donc « mauvaise mère », soit elle en fait beaucoup – et c’est considéré comme normal.
Ce double standard, Daisy Letourneur en parle d’autant mieux qu’elle l’a vécu. Avant sa transition, elle était perçue comme un père investi, et a expérimenté la survalorisation constante dont bénéficient les hommes dans la sphère parentale : « Ma mère s’extasiait de me voir changer des couches – ce que mon père n’a fait pour aucun de leurs cinq enfants. Quand je portais mon fils en écharpe, des vieilles dames admiratives me proposaient leur place dans le bus. »
Ce genre de scènes est fréquent dans la vraie vie, et aurait été une excellente matière à satire dans Bref 2. Il aurait suffi de quelques dialogues ou scènes exagérées pour souligner l’absurdité de cette glorification des pères… Mais non.
La série Bref 2 choisit de faire de Baptiste un super-héros de la parentalité, sans recul critique. Et ce faisant, elle renforce la survalorisation masculine, au détriment de toutes les mères invisibles qui portent le quotidien.
Dans ce discours sur les nouvelles masculinités porté par Bref 2, on retrouve donc ce féminisme désincarné dont parlait déjà Léo-Thiers Vidal : une approche qui met en avant les transformations « positives » des hommes, sans jamais questionner les rapports de pouvoir ni les bénéfices concrets qu’ils tirent du patriarcat.
La stratégie de l’agresseur : quand Bref 2 ose parler des violences conjugales
Bref 2 parle de violences conjugales. Pour comprendre comment la série Bref 2 parvient à mettre en lumière ces mécanismes, il faut s’arrêter sur un personnage central de cette saison : Ben, le meilleur ami du héros.
Contrairement au personnage principal (joué par Kyan Khojandi), Ben incarne une virilité plus “classique” : dominant, sûr de lui, un peu toxique mais « charismatique ». Et c’est justement ce qui plaît au narrateur depuis le lycée : « On a passé notre vie ensemble. Il était trop cool. “C’est ça qu’il faut boire, c’est le whisky de mon daron.” »
Ce n’est pas anodin. Bref 2 montre ici un point essentiel : les hommes “pas ouf”, “pas virils”, ne sont pas que des victimes des normes de masculinité. Ils en sont aussi des alliés, car c’est en s’adossant à la virilité dominante qu’ils gagnent en reconnaissance sociale.
C’est tout le propos du concept de masculinité complice, développé par Raewyn Connell : même ceux qui ne se retrouvent pas dans les stéréotypes virils en tirent des bénéfices, en nouant des alliances symboliques ou affectives avec ceux qui les incarnent. C’est exactement ce que montre Bref 2, à travers l’amitié du héros avec Ben.
Au début de la saison, le narrateur est pleinement solidaire de Ben. Il adopte son point de vue, et partage son mépris envers les femmes qui osent lui résister. « C’est la meuf la plus relou que j’ai jamais connue. Du coup, je marchais sur des oeufs. Ça va ? Ouais, ouais, super. P*tain elle en a mis partout. Connasse ! »
Mais la série Bref 2 va progressivement déconstruire ce discours, en nous montrant d’où il vient. Et ce qu’elle révèle, c’est que cette violence verbale n’est pas spontanée : elle est contagieuse, inculquée, répétée. Ben passe son temps à qualifier son ex, Billie, de “conn*sse”, à chaque occasion, et finit par modeler le regard de son entourage : « C‘est pas trop une conn*sse franchement? Ah merde qu’est-ce qui s’est passé? C’est une conn*sse voilà ce qui s’est passé. Heureusement que je suis plus avec cette conn*sse. Billie je t’aime! Conn*sse! »
Et là où Bref 2 marque un vrai tournant, c’est qu’elle nous fait sortir du point de vue de l’agresseur. On commence à voir les fissures dans le discours de Ben. À travers la mise en scène, la narration change. Le personnage principal commence à douter. Et nous avec lui.
« Quoi ? Tu laisses couler l’eau pendant que tu te brosses les dents ? Ouais. Je me permets mais moi je faisais pareil. Mais quand t’y réfléchis bien c’est complètement c*n. »
« Wow, mec c’est mort là ! Tu l’as traité de c*nne et tu lui expliques qu’elle a tord. Tu vas mourir. Regarde. »
« T’as raison, je sais pas pourquoi je fais ça. C’est complètement c*n, merci. »
Ce moment est précieux, car il montre un basculement : la prise de conscience que quelque chose cloche. Ce n’est plus drôle. Ce n’est plus “relou”. C’est violent.
Et la série Bref 2 ne laisse plus de doute : Ben est un homme violent. Pas avec ses poings, non. Mais avec ses mots, ses silences, ses manipulations. Ce que l’on appelle, dans le vocabulaire des spécialistes, le contrôle coercitif – que l’on connaît en France sous le nom de stratégie de l’agresseur.
Et pour bien comprendre ce que la série Bref 2 met en scène, il faut s’appuyer sur un outil féministe essentiel : le modèle de la stratégie de l’agresseur.
Comme l’explique la sociologue Gwenola Sueur dans Les couilles sur la table, la stratégie de l’agresseur est un modèle féministe et français, fondé sur l’analyse de milliers d’appels à la ligne d’écoute Viol Femmes Info (0800 05 95 95), tenue par le Collectif Féministe Contre le Viol. « Ce modèle montre qu’après avoir sélectionné sa victime, l’agresseur agit selon cinq priorités. Nous, avec Pierre [Guillaume Prigent], on préfère parler de tactiques. »
Ces 5 tactiques, que l’on voit à l’œuvre dans Bref 2, permettent aux agresseurs de maintenir leur emprise sans lever la main. Et la série Bref 2 les illustre avec une clarté rare.
1. Dévaloriser
Première tactique : abîmer l’estime de soi de la victime. L’agresseur rabaisse, humilie, insulte. Il affaiblit la confiance en soi de sa victime, jusqu’à ce qu’elle doute de sa propre valeur. « Quand je me suis séparé de mon ex. Je me suis dit plus jamais ça. Et j’avais peur d’être seule avec moi-même. Pas toi put*in. Et c’était pas normal. A cause de lui, je m’étais fâchée avec tous mes amis. Et c’était pas normal non plus. »
Dans la série Bref 2, on devine que Billie a perdu son estime d’elle-même à force de vivre avec un homme qui la traitait comme une “conn*sse” à répétition, dans ses mots comme dans ses actes. Cette dévalorisation la rend plus vulnérable, plus dépendante, plus facile à contrôler.
2. Isoler
Deuxième tactique : l’isolement. L’agresseur coupe sa victime de ses proches, la prive de soutien extérieur. C’est ce que vit Billie, qui se retrouve seule après s’être éloignée de ses amis. « À cause de lui, je m’étais fâchée avec tous mes amis. »
Et ce n’est pas tout : l’entourage, au lieu d’aider, se montre complice. Dans la série Bref 2, les amis du narrateur lui disent tous la même chose en apprenant qu’il vit avec Billie : « Bon courage. »
Là encore, Bref 2 montre avec justesse que les violences conjugales ne sont jamais isolées : elles s’inscrivent dans un environnement social qui les autorise, les banalise ou les cautionne.
3. Assurer son impunité
Troisième tactique : l’impunité. L’agresseur s’arrange pour paraître irréprochable. Il recrute des alliés, souvent dans son cercle proche, et se construit un récit qui le protège.
C’est ce que souligne le sociologue Pierre-Guillaume Prigent : « L’agresseur ne pourrait assurer son impunité sans une complicité sociale, allant de la tolérance à un soutien actif. »
Et dans Bref 2, le narrateur devient ce soutien actif. Il couvre son ami après qu’il a tué le chien de Billie (un acte présenté comme accidentel, mais qu’on peut légitimement questionner) : « Donc hier en fait t’étais avec Ben et vous êtes allé chez mon cousin déposé Gontran c’est ça? – Ouais. – Voilà c’est bon t’es contente on peut passer à autre chose maintenant?» »
4. Instaurer un climat de peur
La quatrième tactique consiste à instaurer une insécurité permanente. L’agresseur souffle le chaud et le froid, pousse la victime à perdre ses repères, crée un climat où tout peut exploser à tout moment.
Billie le formule parfaitement : « Je découvre que je peux enfin vivre avec quelqu’un en me sentant bien. Que je peux rigoler, que je peux parler, que je peux discuter. Que je peux demander des services. Tu vois ce que je veux dire ?! Que je peux arrêter de me réveiller avec p*tain de boule au ventre tous les matins en me demandant si ça va partir en couille. »
La série Bref 2 montre que Billie vit constamment sous pression. Elle a peur de mal faire, de déclencher une crise, de subir un reproche. Ce climat, invisible mais toxique, use lentement. Il rend difficile toute prise de recul, toute décision de partir.
5. Inverser la culpabilité
Enfin, la cinquième tactique : l’inversion de la culpabilité. L’agresseur provoque, manipule, contrôle, et quand sa victime craque… il l’accuse de tout.
« Ce qu’on a vu dans nos entretiens, c’est justement des hommes violents qui n’exercent pas de violence physique mais qui vont exercer beaucoup d’intimidation, et qui vont provoquer leur victime. (…) Et dès que la victime sort de ses gonds (…) ils vont pouvoir se dire : “Regardez, c’est elle qui m’a frappé. C’est moi la victime.” »
Dans Bref 2, cette logique est très bien décortiquée. On voit Ben arranger les faits, mentir, se poser en victime.
« C’est ouf cette histoire quand même. Je lui ai dit que c’était une colocation, c’est elle qui comprend rien. »
« De toute façon c’est toujours moi qui ai tort avec elle. »
« Heureusement que je suis plus avec cette conn*sse. »
Et le narrateur commence, lui aussi, à comprendre comment ce piège s’est refermé sur Billie : « Je me suis demandé pourquoi elle passait de Billie-super-sympa à Billie-super-relou. Et puis je me suis rappelé que la veille de ça : Ben nous avait dit ça : on s’est revu avec Billie, on va se remettre ensemble. »
Dans la saison 1, le personnage principal de Bref, que l’on appelle simplement Je, apparaissait déjà comme un mec pas très clean. Il profitait de ses partenaires, mentait, trompait, manipulait… Mais le récit restait flou. On sentait bien que ce n’était « pas top », mais rien n’était vraiment critiqué. C’était présenté comme un comportement un peu pathétique, sans plus.
Dans Bref 2, ce flou disparaît. La série Bref 2 adopte enfin un regard critique sur ses comportements, notamment à travers le point de vue de l’une de ses ex-compagnes, devenue réalisatrice. Elle a fait un film inspiré de leur relation – un vrai miroir tendu au héros. « Ouais en fait c’était un rôle qui était assez compliqué pour moi d’aborder, parce que d’un côté c’était vraiment monsieur tout le monde, je veux dire le mec normal, mais je sais pas, d’un autre côté il cause énormément de souffrance autour de lui mais par pur égoïsme quoi, c’est le genre de mec qui se remet jamais en question. »
Le Nice Guy : quand Bref 2 interroge les dominations ordinaires
Un continuum des violences masculines
À travers cette mise en scène, la série Bref 2 fait un pas de côté salutaire : elle montre que les violences masculines ne sont pas réservées aux « Ben », ces mecs ouvertement virils et agressifs. Elles concernent aussi les hommes ordinaires, sympathiques, maladroits, pas très virils — ceux qu’on ne pense jamais à accuser.
Bref 2 montre qu’il existe un continuum dans les formes de domination masculine. Et que même sans contrôle coercitif explicite, les hommes peuvent maintenir leur emprise par des techniques plus subtiles : mensonges, gaslighting, culpabilisation, manipulation affective. « Je fais la même chose que lui : arranger la vérité, c’est toujours l’autre le méchant, ne jamais se remettre en question.Je suis comme Ben. Et comme Ben je me rends pas compte que je suis comme Ben. »
Ce parallèle entre les deux personnages est fondamental. Il montre que le patriarcat ne repose pas uniquement sur les figures spectaculaires de la violence, mais aussi sur les dominations banales, celles des nice guys, des mecs « gentils » qui n’ont jamais appris à se remettre en question.
Bref 2 en cohérence avec la vision de Navo
Ce positionnement n’est pas un hasard. Il est parfaitement aligné avec la vision du sexisme défendue par Navo, co-créateur de la série Bref 2, pour qui le patriarcat est intégré en chacun de nous : « C’est intégré en fait. C’est culturel. Tu peux pas être éduqué toute ta vie dans une société patriarcale sans avoir en toi ce truc. »
C’est pourquoi le personnage principal n’est pas au-dessus de l’équation patriarcale. Il en est un rouage actif, même sans intention de nuire.
Mais alors, comment la série Bref 2 organise-t-elle sa remise en question ? Trois étapes de déconstruction… et un glissement problématique.
La transformation de Je repose sur trois éléments majeurs :
1/ Le travail critique des femmes de son entourage : C’est à travers les regards féminins – le film de son ex, les conseils de Marla, les remarques de sa nouvelle partenaire – qu’il commence à s’interroger. Il apprend à écouter, à reconnaître la douleur qu’il a causée. Bref, il apprend l’empathie.
2 / La prise de distance avec ses modèles masculins : En analysant les violences de Ben, Je retourne le regard critique contre lui-même, et comprend qu’il n’est pas si différent. C’est une étape-clé, et c’est rare de voir un personnage masculin s’auto-confronter de cette manière dans une série française.
3 / Et c’est là que ça coince : la récompense immédiate. Dès qu’il commence à se remettre en question, la série Bref 2 lui offre des gratifications, et pas n’importe lesquelles : l’approbation, le pardon, et même le désir de la part des femmes qu’il a blessées.
Le problème du Nice Guy, ou comment Bref 2 récompense la déconstruction masculine
Prenons l’exemple de Marla, une ancienne sex-friend avec qui il n’a pas été clair ni respectueux. Elle l’a déjà confronté, elle a souffert de ses actes. Et pourtant, dès qu’il reconnaît qu’il est “le mec du film”, elle lui dit ceci : « Putain, je suis le mec du film. Mais elle m’a dit qu’elle était trop contente. – Oh je suis trop contente ! Ha bon ? – Bah oui, parce que moi le mec du film je le connais, j’ai même été avec. Et je peux te dire qu’il aurait jamais compris qu’il était le mec du film. Donc toi qui me dit je suis le mec du film, mais c’est une super nouvelle ! »
C’est un pardon instantané. Et ce n’est pas tout. Juste après qu’il ait confronté Ben aux côtés de Billie, une autre scène renforce ce schéma : « Je suis désolée. Mais en même temps c’est vrai qu’on s’est bien trouvé tous les deux nan ? Ouais. »
Et là, le malaise est palpable. Parce qu’au lieu d’encourager la déconstruction pour elle-même, la série Bref 2 retombe dans un vieux réflexe patriarcal : récompenser l’homme qui “fait l’effort” d’être un peu meilleur… en lui offrant de l’amour, du sexe, de la validation.
Ce schéma, les féministes le connaissent bien et l’ont déjà bien documenté. Il a un nom : le Nice Guy.
Comme l’écrit Daisy Letourneur : « [Ce sont] ces hommes qui voient la séduction comme une transaction, et la gentillesse comme un investissement (…) persuadés que, en se montrant un minimum décent envers une femme, ils ont mérité des relations sexuelles et/ou romantiques avec elle. »
Même si Bref 2 ne suggère pas explicitement que Je agit dans ce but, le scénario le fait pour lui : il est validé, félicité, pardonné… et même désiré, dès lors qu’il commence à « changer ». Le problème, c’est que le héros est chouchouté pour avoir simplement cessé d’être toxique. Et ce traitement scénaristique reconduit une norme bien connue : dans l’hétérosexualité, les femmes doivent être bienveillantes avec les hommes en déconstruction.
Cela devient presque une injonction implicite : « Si vous voulez que les hommes changent, ne les brusquez pas. Caressez-les dans le sens du poil, valorisez leurs progrès. »
Une posture cohérente avec la vision militante de Navo, co-créateur de la série Bref 2, qui privilégie la pédagogie douce à la confrontation : « Pépite Sexiste, c’est pas un compte qui veut dénoncer, c’est un compte qui dit : « Bonjour la marque, vous avez peut-être pas fait attention, mais ça c’est pas normal. » Et c’est comme ça que tu changes le monde : en disant « Merci Pépite Sexiste », même si c’est faux-cul. »
Ce choix de stratégie pacifiée transparaît dans la série Bref 2, et il n’est pas neutre.
Le féminisme sans conflit : un regard aseptisé
Bref 2 ne veut pas cliver. C’est assumé. En interview, Kyan Khojandi explique que leur objectif est « l’apaisement », même quand il s’agit de sujets aussi complexes que le féminisme : « Comment aborder ces sujets sans avoir l’air moralisateur ? (…) Nous, on veut tendre vers l’apaisement. »
Et effectivement, si le féminisme est présent dans les images, il est absent des discours. Pas un mot sur le patriarcat. Pas de lecture structurelle. Tout est ramené à des histoires personnelles, à des relations d’individus.
En termes de sociologie, la série Bref 2 propose un regard micro (les comportements individuels) et méso (les dynamiques de groupe). Mais jamais macro : Bref 2 ne pense pas les rapports femmes-hommes comme des rapports sociaux de pouvoir.
Une psychologisation qui fausse les lectures
Le choix de ne pas politiser les situations conduit la série Bref 2 à psychologiser les rapports de domination. Et cela brouille souvent la compréhension des violences.
Exemple : la métaphore du Malacompagnax 3000, un médicament fictif contre la solitude. Ce « médicament » est d’abord utilisé pour expliquer pourquoi Billie reste avec son agresseur. Puis, surprise, il sert aussi à décrire… le comportement du héros. « Moi quand je me sens seul je prends du Malaccompagnax 3000. Malaccompagnax 3000 la solution parfaite pour vous enlever toute sensation de solitude. En fait, j’étais complètement accro au Malacompagnax. »
Autrement dit, Billie reste dans une relation violente parce qu’elle a peur d’être seule, et Je ment et manipule ses partenaires… pour la même raison.
Ce parallèle dérangeant crée une symétrie artificielle entre une victime de violences conjugales et un homme qui manipule des femmes pour coucher avec elles. C’est ce que les féministes Nicole-Claude Mathieu et Léo Thiers-Vidal ont appelé la symétrisation : une grille de lecture qui gomme les rapports d’oppression, en mettant sur le même plan des vécus radicalement inégaux.
En mettant en miroir Billie et Je, la série floute les responsabilités. Et ce brouillage est problématique, car il empêche de bien comprendre les techniques de domination masculine qu’elle illustre pourtant très bien par ailleurs.
C’est là la grande contradiction de Bref 2 :
- D’un côté, elle montre avec brio les mécanismes du contrôle coercitif, de la complicité masculine, de la culpabilisation.
- De l’autre, elle refuse d’en tirer une lecture politique.
Elle préfère tout ramener à la psychologie individuelle. Et ce choix affaiblit son propos.
Le père dans Bref 2 : portrait d’un agresseur intrafamilial
Si Bref 2 parvient avec justesse à nommer la violence masculine à travers le personnage de Ben, elle reste beaucoup plus floue quand il s’agit du père du narrateur. Pourtant, en analysant la figure paternelle à l’aune de la stratégie de l’agresseur, on comprend que cette violence est bel et bien présente, systémique, et profondément destructrice.
Comme l’expliquent Gwenola Sueur et Pierre-Guillaume Prigent, les agresseurs familiaux ou conjugaux n’agissent pas « par accident », mais suivent des tactiques précises visant à maintenir une emprise. Et les cinq tactiques sont toutes présentes chez le père du narrateur.
1. Dévalorisation : rabaisser, humilier, moquer
Tout part d’un souvenir traumatique : le narrateur, enfant, est humilié publiquement par son père devant toute une piscine. « Et allez il chiale! Bah chiale pas t’es pas un bébé!Oh! Pfff, allez faites de la place, laissez passer le gros bébé. »
Plus tard, il apprend que son frère était présent à ce moment-là, et qu’il a réussi à sauter, lui, du haut du plongeoir. Résultat : il évite l’humiliation, gagne la reconnaissance du père et sa place à l’avant de la voiture. On comprend alors comment la violence paternelle s’exerce aussi en créant de la compétition entre frères, en distribuant arbitrage, humiliation ou valorisation.
Ce schéma de rabaissage se rejoue encore bien après la mort du père. Par exemple, lorsque le frère du narrateur reprend une de ses moqueries : «- Tu manges pas? – Non mais… non merci. – Ça va maman le force pas. Eh le force pas, sinon il va encore vomir dans son pull ! »
Cette phrase, en apparence anodine, renvoie en réalité à une scène d’enfance glaçante : malade, le narrateur a vomi dans son pull, par peur de demander à son père de s’arrêter, de salir la voiture, de subir une punition. Et ce qui rend la violence encore plus forte, c’est que cette scène a été rejouée à chaque repas de famille, comme une blague rituelle : « Et il a vomi! Y en avait partout sur lui ! »
À la fois violence initiale et humiliation répétée.
Le narrateur finit par craquer face à cette accumulation. Et pourtant, c’est lui que la série Bref 2 désigne comme responsable. Pourquoi ? Parce qu’après avoir entamé un travail sur ses comportements toxiques vis-à-vis de ses ex-compagnes, il a intégré un principe : faire preuve d’empathie.
Alors il essaie d’appliquer cette règle à sa famille. Et dans le cas de cette humiliation au repas, il justifie le comportement de son frère. Il se met à sa place et finit par lui donner raison : « Regarde elle t’a proposé l’os du gigot: « – Je te resserre tu manges pas? – Non merci » L’os que papa prenait à chaque fois. – Voilà, toi tu as dit non du coup elle s’est retrouvé avec son os de gigot dans les mains, elle allait pleurer alors moi j’ai dit « Eh Maman le force pas, le force pas sinon il va encore vomir dans son pull. » Et elle a rigolé. »
Le problème, c’est que cette empathie l’empêche de voir qu’il n’est pas dans la même position de pouvoir. Dans ses relations amoureuses, il dominait. Dans sa famille, il est la cible. Il a été humilié, rabaissé, ignoré. Et en excusant son frère, il ne voit pas que celui-ci reproduit exactement une des techniques de leur père.
2. Isolement : couper de l’alliance familiale
Le père ne se contente pas de rabaisser. Il divise. Il crée une hiérarchie affective entre les enfants. Le frère aîné, en réussissant à répondre à ses attentes viriles, est récompensé (il monte devant dans la voiture). Le narrateur, lui, devient le bouc émissaire.
Cette dynamique installe une forme d’isolement interne : le narrateur n’a personne dans la famille pour valider sa souffrance. Pire, les moqueries à son égard deviennent des blagues partagées, et même après la mort du père, le reste de la famille continue à reproduire ce schéma.
3. Impunité : s’assurer qu’on ne sera jamais remis en question
Le père du narrateur n’est jamais confronté. Il est craint, respecté, intouchable. Même lorsqu’il est injuste, personne ne le contredit. Le narrateur le dit lui-même : « C’est marrant parce que là je te parle mais j’ai super peur, tu m’impressionnes, j’ai peur que tu m’engueules ou même pire que tu dises rien »
La peur du silence est ici significative : le pouvoir du père repose sur l’autorité implicite, sur l’anticipation de sa colère. Et cette autorité ne sera jamais remise en question, même après sa mort. Car ce qui clôture leur relation, ce n’est pas une confrontation, mais une déclaration d’amour : « Voilà comme là tu peux pas répondre bah je peux de le dire. Je t’aime.»
4. Climat de peur : maintenir une tension constante
Ce qui caractérise l’environnement familial du narrateur, c’est la peur constante. La peur d’être jugé, moqué, puni. Elle est tellement intériorisée qu’elle devient performative : « Je me rappelle de ton regard quand je portais les assiettes, parce que je savais que tu pensais que j’allais casser les assiettes, donc je tremblais de peur de casser les assiettes, et du coup je cassais les assiettes. »
Même malade, le narrateur n’ose pas dire qu’il va vomir, de peur de déclencher la colère de son père. Il préfère vomir discrètement dans son pull, pour ne pas salir la voiture. C’est ce niveau de contrôle par l’intimidation qui montre à quel point le climat familial est imprégné de terreur intériorisée.
5. Inversion de la culpabilité : faire passer la victime pour le problème
Comme souvent dans les violences intrafamiliales, l’agresseur parvient à retourner la situation : la victime devient celle qui a un problème. Dans une scène de mariage revisitée, la mère du narrateur s’exclame : « De toute façon dès que je dis quelque chose je suis la folle de service. – Mais c’est parce que t’es folle ma pauvre fille. » lui répond le père.
Cette phrase condense les cinq tactiques en une seule expression. L’agresseur dévalorise, isole, met en insécurité, recrute des alliés, et surtout renverse la responsabilité. La victime n’est pas crédible, elle est « folle ». Et cela permet à la violence de rester impunie, invisible, normale.
Une violence psychologisée, jamais politisée
La série Bref 2 nous montre pourtant ces indices avec clarté. Mais au lieu de les nommer pour ce qu’ils sont – des violences intrafamiliales patriarcales – elle les enveloppe d’une lecture psychologique. Le père n’est pas présenté comme violent, mais comme un homme blessé, névrosé, fragile : « Je suis ton père et tu es nul. Canon révélateur névrotique! Tu étais juste un gros bébé qui a peur. »
Autrement dit, on sauve le père par empathie, en excusant sa violence au nom de sa vulnérabilité. Et ce glissement émotionnel, bien que compréhensible d’un point de vue affectif, empêche une lecture politique des rapports familiaux.
En réalité, quand on analyse le personnage du père du narrateur, on retrouve toutes les tactiques de la stratégie de l’agresseur : l’humiliation, la dévalorisation, la mise en rivalité, la peur constante, et surtout cette inversion de la culpabilité typique des violences psychologiques. Mais le problème, c’est que malgré cette accumulation, la série ne va pas jusqu’à le nommer pour ce qu’il est : un homme violent. Contrairement à Ben, qui est désigné comme tel, le père reste dans une zone grise, floutée, presque excusée. Et ça, ça rend beaucoup plus difficile la compréhension des dynamiques familiales — et surtout des traumatismes du personnage principal.
Prenons un exemple central : ses TOCs. Pris isolément, ce besoin obsessionnel de vérifier la porte, la douche ou la gazinière peut paraître absurde. Ou en tout cas disproportionné. Mais quand on écoute ce que dit le héros — « ça me le fait avec la douche, la porte, et la gazinière. En fait j’ai peur qu’il se passe un truc grave, et que ce soit de ma faute. » — Alors tout s’éclaire. Ce n’est pas de la folie. C’est une stratégie de survie.
Quand on grandit dans un climat où tout peut nous retomber dessus, où l’on est sans cesse contrôlé, critiqué, rabaissé, le moindre détail devient une question de sécurité. L’enfant internalise l’idée qu’il est en faute. Toujours. Et que s’il oublie quelque chose, alors la violence va s’abattre — et ce sera sa responsabilité. Voilà comment on fabrique un cerveau en état d’alerte permanent. Voilà comment naissent les TOCs.
C’est exactement ce que vit le narrateur : une tentative désespérée de tout vérifier, de tout maîtriser, pour éviter le pire. Ce qu’il développe, c’est une hypervigilance. Et cette hypervigilance ne s’arrête pas à la porte d’entrée : on la retrouve dans son rapport à la maladie (hypocondrie), à l’environnement sonore (hypersensibilité au bruit), et plus largement dans son incapacité à se sentir en sécurité.
Ces symptômes, on les retrouve dans de nombreuses fictions — souvent chez les soldats traumatisés par la guerre. Et on comprend facilement pourquoi : la guerre crée un état de danger permanent. Rafales de tirs, cris d’enfants, peur sourde dans l’estomac.
Mais ce qu’on oublie souvent, c’est que les enfants exposés à des violences familiales développent exactement les mêmes mécanismes. Parce que pour eux aussi, leur maison, leur chambre, leur quotidien, c’est un champ de bataille.
Et c’est ce que décrit très bien la psychiatre Muriel Salmona, spécialiste du psychotraumatisme : « Pour éviter la résurgence de cette mémoire traumatique, les victimes doivent à chaque instant mettre en œuvre des stratégies d’évitement, de survie, de contrôle, qui se traduisent par des phobies, des mises en retrait, des troubles obsessionnels compulsifs. Elles adoptent donc des conduites d’hypervigilance (…) pour essayer de se créer un monde où elles se sentent en sécurité. Mais à la longue, ces conduites d’évitement et de contrôle sont épuisantes et envahissantes. »
Et ça, Kyan Khojandi en parle très ouvertement, dans un extrait d’interview où il revient sur ses propres TOCs : « Ça a été une grosse période de ma vie. Même quand je partais en voyage, je prévoyais des plages horaires entières pour tout vérifier dans l’appart. Je faisais des photos, j’ai tout essayé. Et en fait c’est un match intérieur, c’est vraiment un truc, ça te rend ouf quoi. »
Et ce n’est pas le seul élément autobiographique qu’il injecte dans la série. Il a aussi intégré des éléments réels autour de la mort de son propre père. Et là aussi, un passage m’a particulièrement frappé. Il dit : « Moi j’ai passé ça sans être triste. J’ai passé ça ma vie en disant ‘mais je comprends pas’. J’étais un peu en état de sidération. »
Ce qu’il décrit ici, c’est ce qu’on appelle la dissociation traumatique. Ce moment étrange où on ne ressent plus rien, on se coupe de ses émotions, on flotte dans une incompréhension totale. C’est l’autre grand pilier du psychotraumatisme, avec la mémoire traumatique. Et encore une fois, Muriel Salmona l’explique très bien : « Tant que la victime est exposée à des violences, elle est déconnectée de ses émotions, dissociée. Ce système de survie en milieu très hostile peut alors s’installer de manière permanente, donnant l’impression à la victime de devenir un automate, d’être dévitalisée, confuse, indifférente. »
Bref, on retrouve tous les marqueurs d’un enfant victime de violences intrafamiliales. Et c’est dommage que la série ne soit pas allée au bout de ce que ça implique. Elle le montre… sans vraiment le nommer.
Mais malgré tout, il y a un vrai travail qui est fait. Parce que même si le personnage principal ne met pas de mots sur l’ampleur de ce qu’il a vécu, il essaye de sortir de cette logique. Il ne reproduit pas la rivalité avec son frère. Il tente de se libérer des schémas hérités de son père. Et rien que ça, c’est un acte de résistance. Et c’est profondément politique.
Conclusion de bref 2
Alors, où s’arrête vraiment la remise en question des hommes dans Bref 2 ?
À première vue, plutôt loin. Mais à y regarder de plus près, la série Bref 2 s’arrête exactement là où le féminisme cesse d’être consensuel. Là où il devient politique, conflictuel, structurel. Autrement dit : Bref 2 s’inscrit dans un féminisme désincarné — celui qui questionne les comportements sans interroger les rapports de pouvoir qui les rendent possibles.
Les limites de Bref 2
La figure du « nouveau père », adulée mais jamais interrogée : Elle est montrée comme admirable, sans jamais mettre en lumière les privilèges systémiques qui l’accompagnent. La paternité reste valorisée dès qu’elle devient visible, pendant que la maternité continue d’être une norme silencieuse, épuisante, et rarement reconnue comme un travail. Ce déséquilibre fondamental est invisibilisé par la série.
Une tendance à psychologiser les violences : Le recours à des métaphores comme celle du malaccompagnax gomme les asymétries structurelles entre les genres. Les souffrances sont mises sur le même plan, comme si les femmes et les hommes subissaient des violences comparables, comme si la toxicité relationnelle était équitablement partagée. Ce n’est pas le cas. Et cette symétrisation affaiblit la portée politique de la série.
La reconduction implicite de l’hétérosexualité comme horizon de rédemption : Le personnage principal se remet en question, certes, mais dans un scénario qui reste balisé : celui du nice guy déconstruit qui, à force de progrès émotionnels, se rend digne d’amour. La récompense attendue — affective, sexuelle, symbolique — reste féminine. On continue donc à inscrire la transformation masculine dans une logique d’échange, presque de mérite amoureux.
Une vision pacifiée du changement : Plutôt que de penser la remise en cause comme un affrontement nécessaire avec le patriarcat, la série valorise une forme de guérison individuelle. La critique existe, mais elle est toujours contrebalancée par une envie de consensus. Ce refus de la polarisation, ce besoin de faire de la place à chacun, neutralise en partie la radicalité des enjeux. On ne change pas les systèmes en les adoucissant.
Le traitement inabouti des violences intrafamiliales : Le père du narrateur coche pourtant toutes les cases de la stratégie de l’agresseur, mais jamais la série ne le nomme comme tel. Il reste à distance du qualificatif de « violent ». Et c’est là que le projet pacificateur de la série atteint ses limites : on montre la violence, mais on la désarme par le silence ou par l’humour. On ne l’affronte pas.
Malgré tout, il faut aussi reconnaître ce que la série réussit. Pour une œuvre grand public, elle va plus loin que beaucoup de discours « safe » entendus dans les milieux progressistes. Elle expose, parfois avec finesse, certaines logiques de domination masculine. Elle rend perceptible ce que c’est qu’un homme ordinaire, socialement valorisé, même quand il exerce une violence insidieuse. Elle fait exister l’injustice dans les détails, dans le quotidien, dans le non-dit.
Et c’est peut-être là sa portée politique la plus importante : Bref 2 n’est pas une série militante, mais elle a le potentiel d’être une série déclencheuse. Elle peut être ce premier pas vers la conscientisation pour celles et ceux qui ne connaissent pas encore les rouages du patriarcat. Ce n’est pas suffisant. Mais c’est déjà un début.
Ce que Bref 2 réussit brillamment
Rendre visibles des violences banalisées : La série excelle à représenter des mécanismes de domination ordinaire — qu’il s’agisse de sexisme intériorisé, de comportements manipulateurs ou d’héritages familiaux violents. Sans jamais sombrer dans le didactique, elle donne à voir l’invisible.
Déconstruire la figure du mec lambda : Le narrateur est un antihéros ultra identifiable. Il n’est ni un monstre, ni un ange. Et c’est justement ce qui rend sa trajectoire intéressante : Bref 2 ne met pas en scène un homme parfait, mais un homme en contradiction avec lui-même, qui tente de faire autrement — et qui parfois échoue. C’est rare et précieux.
Représenter le trauma avec justesse : Les TOCs, l’hypervigilance, l’hypersensibilité… La série aborde le psychotraumatisme avec une justesse troublante, notamment à travers le vécu du narrateur. Et cela sans jamais tomber dans le pathos. C’est un exemple fort de narration où la santé mentale est traitée avec délicatesse et profondeur.
Trouver l’équilibre entre humour et introspection : Bref 2 parvient à être à la fois drôle, touchante et profonde. Une vraie prouesse d’écriture. Elle joue avec les formats, les ruptures de ton, les voix off et les flashbacks pour proposer une forme narrative qui accompagne le trouble intérieur du héros, tout en gardant le spectateur captif.
Ouvrir une porte à la remise en question : Ce n’est pas une série militante. Et c’est justement ce qui la rend peut-être efficace pour un public peu politisé. Elle rend certains sujets accessibles, tangibles, familiers. Elle ne force pas à la prise de conscience, mais elle la rendra possible pour beaucoup. Et ça, c’est déjà politique.

